La pensée des sages-savants : l’idée de bien-être au sein des peuples autochtones d’Amerikua

La préoccupation des hommes pour leur santé et pour leur bien-être a toujours été d’actualité, notamment en circonstances de crise sanitaire et humanitaire comme celle que nous vivons actuellement. À partir de l’instant où l’homme acquit la faculté d’introspection, à partir de l’instant où l’homme acquit le degré de maturité intellectuelle suffisante à développer la pensée abstraite, et qui lui permettra d’élaborer symboliquement sa propre compréhension du monde et de ses éléments constitutifs ; il a été capable d’en déduire son application pratique dans le but d’apporter des solutions aux besoins nécessaires des exigences de la vie quotidienne, et ainsi, suivre les pas d’une pensée symbolique, de ses propres connaissances du monde, d’une pensée humanisée. Et ce, sur tous les continents, y compris dans le monde andin.

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Depuis la nuit des temps, l’homme cherche à trouver des explications sur son existence, il se questionne pour comprendre le monde dans lequel il vit. La pensée des sages-savants des peuples autochtones nous éclaire à ce sujet. Pendant que les sages-savants sont assis sur leurs bancs, sur leurs « Eizuamas » ou « consejo de gobierno » faisant un « exercice de consultation », une étude préventive de chaque situation pouvant causer des dommages à l’homme afin de trouver des solutions par le biais de la parole sacrée, la parole qui guérit. Un autre penseur écrit :  « Je crois que dans toutes les cultures, la connaissance quotidienne est un mélange de perceptions sensorielles et de constructions idéo-culturelles, de rationalités et rationalisations, de vraies et de fausses institutions, d’inductions justifiées et erronées, de syllogismes et paralogismes, d’idées reçues et d’idées inventées, de savoirs profonds, de savoirs ancestraux aux sources mystérieuses et de superstitions sans fondement, de croyances inculquées et d’opinions personnelles […] » (Edgar Morin, 1994, prologue, p.12)[1]

Dans le mode de pensée des anciens sages-savants, c’est-à-dire, des individus les plus âgés des peuples autochtones porteurs d’une sagesse ancestrale et d’une connaissance approfondie de la nature et de la vie, nous retrouvons la place de l’homme dans la création du monde et des choses. Un être humain conçu, apparu, crée ou formé lors du passage de l’obscurité à la lumière, c’est-à-dire, au moment même où la lumière fut sur ce monde ; ou si l’on préfère interpréter le mythe d’origine de ces peuples, lors du passage de l’état d’innocence vers l’état de conscience et de connaissance. Les sages-savants ancestraux d’Amerikua ou d’Abya Yala –aujourd’hui appelée Amérique Latine- disent qu’à cet instant précis se créa l’ordre ancestral des territoires, des peuples et des lignées. « L’ordre de vie nécessite, de façon urgente, un ordre de vie harmonieux… Un examen rigoureux de « l’intérieur vers l’extérieur » ou « alunayiwaisi » »[2]comme le disent les sages-savants des peuples originaires du monde andin ; particulièrement de nos jours, quand le destin de l’humanité est en danger. 

Les maladies furent déposées par les entités spirituelles ancestrales -antérieures aux peuples actuels- -comme sujets d’études sur les « Eizuamas » ou bancs de travail des sages-savants, autour des espaces dédiés aux dialogues appelés «centres cérémoniels et gouvernementaux » ; non comme étant un mode de pensée religieuse ou de dogme, ni comme un discours répété des ancêtres les précédant, mais bien comme la possibilité d’acquérir un savoir et un apprentissage dans lequel les êtres humains découvrent la réalité et l’expliquent en relation directe avec le monde dans lequel ils vivent. C’est ainsi qu’ils parviennent à enseigner que : « l’idée de bien-être, différente de l’idée de santé ou de maladie, n’est pas uniquement dans l’organisme, ni même uniquement dans l’environnement, mais bien dans les deux à la fois, il est impossible que l’un subsiste séparé de l’autre ». Afin de se reconnaître mutuellement, les médecins traditionnels de l’Amazonie et des plaines arides de l’Orinoco s’appellent « payes, taitas, ou kumus » ; tous coïncident et ont la même conception d’idée de bien-être.  À leur tour, les peuples des mondes andins reconnaissent les sages-savants comme étant des « mamosmamas, werjayas ou tewualas », des leaders spirituels qui orientent les communautés natives d’Amerikua, des savants porteurs de connaissances sur la médecine naturelle. 

On appele « Ley de SÉ » ou loi originelle ce que d’autres nomme « mythe » (un récit fantastique difficile à vérifier). Selon cette loi, il n’y avait pas de maladies au sein des peuples originaires d’Amérique Latine, mais plutôt des choses à apprendre, des choses que les sages-savants -eux-mêmes chargés de protéger les savoirs ancestraux- devaient transmettre. Ces savoirs devaient être rigoureusement appliqués et enseignés, dans le cas contraire, c’était comme s’ils n’existaient pas . Ainsi, celui qui les maintenait sous silence dans le but de satisfaire son propre bénéfice personnel ou par convoitise souffrait énormément, et tombait malade. Mais s’il parlait d’histoire, de connaissances ancestrales, d’intelligence, de pouvoir de la connaissance profonde, s’il enseignait à autrui, alors sa mémoire restait gravée dans la pierre. C’est pourquoi les centres cérémoniels ou gouvernementaux, les parcelles, les lagunes et les montagnes sont devenues des lieux sacrés, autrement dit, des « lugares o puntos sagrados » comme étant des centres de formation de la vie pour la vie et pour le bienfait de l’humanité tout entière. 

L’usage de la raison ou de la pensée rationnelle n’est pas uniquement et exclusivement propre à un peuple ou à une civilisation en particulier ; la pensée humaine a été préservée jusqu’à présent comme étant une somme de « connaissances accumulées » de la même manière que la parole sacrée des sages-savants aide à soigner. L’usage de la parole aide à guérir mais peut aussi détruire, si les paroles sont prononcées avec une mauvaise intention. Les savoirs accumulés s’expriment par le biais du récit oral qui contient l’explication d’origine d’un peuple. Le mythe comme explication compréhensive des origines, est partie et source de tout système de pensée ; le caractère merveilleux ou fantastique de ses contenus appartient aux styles narratifs des sages-savants qui se voient dévoilés lors du processus de formation des nouvelles générations. C’est ainsi que les sages-savants enseignent depuis leurs bancs : « Tout est entrelacé comme le sentier couvert de branches du singe…tout début à sa fin et toute fin à son début… » (Werjayas U’wa)[3].

Comme l’écrit le penseur Edgar Morin dans La Méthode, la Vie de la vie : « À l’école d’autrefois… il était impossible d’articuler les Sciences de l’Homme aux Sciences de la Nature… À l’école d’aujourd’hui… il est impossible de faire dialoguer ses connaissances avec sa vie… ». Engager ce dialogue découlerait d’une observation systématique et continue, et conduirait à formuler une vision du cosmos, qui, appliquée à la compréhension des activités quotidiennes constituerait une cosmovision ou « cosmovivencia ». C’est ainsi que les savoirs ancestraux des sages acquièrent une conscience et contribuent à surmonter les ruines de l’âme. « Aluna, Ruanma ou Arunamu » sont les mots qu’utilisent les sages-savants des hautes-montagnes pour nommer leurs pensées ; une traduction de ces mots serait erronée car la valeur originelle du mot prononcé exprime tout à la fois : désirs, sentiments, force vitale et savoirs.

L’école est saturée de perspectives contradictoires, elle devrait préserver les enfants et les jeunes adolescents de la violence, les aider à s’intégrer dans le monde d’aujourd’hui en vue de leur bien-être et ainsi permettre à l’individu de s’épanouir, mais pourtant l’école reste trop distante de la réalité, de la vie même. C’est ce que nous pouvons comprendre après la lecture du dialogue entre Edgar Morin et le Ministre de l’Éducation nationale et de la jeunesse, Jean-Michel Blanquer sur Quelle école voulons-nous ?, La passion du savoir. En effet, pour « répondre à cet appel du travail par l’effort et la discipline – dans le but de corriger les inégalités sociales, et sélectionner des élites efficaces »[4], il ne conviendrait pas d’instruire et d’éduquer strictement par la transmission de l’information ; mais bien de revenir à l’humanisme d’antan pour modeler la société du futur en passant par un dialogue intergénérationnel, peut-être même interculturel.

Les sages-savants, protecteurs des savoirs ancestraux reçus comme loi originelle, nous invitent à revenir sur cette idée de bien-être, ils nous disent qu’il faut « apprendre la maladie, comprendre ses manières pour la reconnaître de par ses caractéristiques et couleurs ». En effet, ils les traitent collectivement, les consultent collectivement et les corrigent collectivement. Quand la loi originelle, qui est norme de conduite, ne s’applique pas au rang personnel, collectif ou territorial, quand elle ne s’applique pas dans les relations interethniques en lien avec les lieux qu’ils occupent, ou quand le comportement individuel est irresponsable, comprenant des désirs ou des discriminations négatives, ce sont les personnes et la communauté qui tombent malades. 

Les maladies sont le résultat d’une rupture de l’harmonie de la relation homme-nature-communauté, ce que nous appelons « maladie de la culture » et qui se manifeste de manière globale, à travers le réchauffement climatique, la détérioration environnementale, la crise sociale, les conflits et les violences, mais aussi les pandémies qui ont existé à plusieurs moments de l’histoire de l’humanité. Les sages-savants disent que « quand arrivera le moment où l’humanité sera sans vie, que les arbres n’auront plus de feuilles, et bien, aucune quantité d’argent ne pourra les racheter » (Werjayas U ‘wa). Tout est entrecroisé et rien n’est dû au hasard. L’infiniment petit et le démesurément grand sont liés aux lois de l’existence. Ils convient de mettre en avant ce que les sages-savants répètent très souvent : « Il faut penser le tout pour comprendre la partie, car dans la partie se trouve le tout ». 

L’on nomme « ordre du territoire » l’ensemble des normes et des lois qui permettent le fonctionnement équilibré et harmonieux de la nature et du cosmos, cet ordre du territoire est altéré depuis l’antiquité. Notre corps étant le premier territoire sacré qu’il faut protéger, car ce qui est micro est macro et ce qui est macro est micro ; quand la personne est désordonnée, cela affecte également les cycles vitaux des territoires. C’est pourquoi les dommages environnementaux persistent dans les eaux, les forêts, les lagunes, dans tous lieux qui préservent la vie, de ce fait, cela affecte à différents niveaux l’ensemble de l’humanité.

Les sages-savants rappellent que « si l’on s’organise et que l’on respecte, et bien, les êtres de pensées, les forces vitales ou énergies rénovatrices retrouveront elles aussi un équilibre, toute la nature retrouvera son équilibre, car nous sommes la nature et la nature ce sont aussi des êtres humains ». Pour une harmonieuse connexion de causes et effets, comme l’écrit Humboldt[5], -généralement non envisagée par l’homme- le vrai, le beau et le bon se retrouvent liés à l’utile, à l’harmonieux. La santé comme service fait partie des plus grands biens de l’humanité, disent les sages-savants, « c’est là que réside l’authentique bien-être ». 

La connaissance et les savoirs ancestraux des sages-savants n’est pas l’unique référence à l’histoire ancienne. Si l’on s’y réfère aujourd’hui, ce n’est pas non plus par simple acte de dépassement des ancrages du passé. Il faut qu’elle soit accompagnée de la compréhension et de la démonstration des habitudes dont les peuples font usages aujourd’hui et qui sont leur : la relation avec la nature, la société, le travail, l’exercice de l’autorité, la justice, le monde spirituel, ce qui est personnel et ce qui est collectif. Face à cette articulation multiple et complexe, les sages-savants nous invitent à tout soigner, depuis notre fécondation jusqu’à notre mort. En réponse à nos préoccupations, ils nous disent qu’il est « pertinent et même nécessaire de modérer le concept de la santé, l’idée de bien-être, et ainsi changer cette perception pour revenir à l’idée même du bien-être, qui consiste en une relation harmonieuse avec la nature et le cosmos. »   

Placer l’école face à la réalité des faits comme le propose Morin, c’est retourner écouter « l’homme assis », qui nous invite à reconnaître les sages-savants. Dans le système de pensée d’Abya Yala, c’est cette position qu’ils adoptent pour méditer, dans le but d’enseigner leur tradition orale millénaire, la constellation verbale de leur culture[6].

L’homme assis « enraciné, prononce les « paroles anciennes » qui humanisent l’intégration d’un monde, des paroles pour commémorer et exalter, des paroles qui orientent le travail mais aussi qui corrigent, des paroles qui soignent, des paroles qui invitent à faire la paix, qui donnent la paix, des paroles pour parler avec les autres Forces qui donnent forme au prodigieux cosmos… »[7]

Il faut pratiquer plus souvent le « ruamashká » comme dirait le sage-savant ; « regarder au-dedans », indiquer comment, depuis notre pensée, se restaure l’ordre des relations avec le territoire ancestral, l’ordre collectif et personnel. Sans oublier les manières spécifiques qui déterminent la santé, celles qui peuvent contrer l’expansion des maladies, toutes employées à la restauration de cette relation harmonieuse. Mais il faut aussi pratiquer « ruamashká » pour « regarder au-dehors » comme un examen critique, une révision des politiques publiques de santé, afin d’articuler les différentes conceptions et pratiques de santé employées par les peuples. Et, face aux pandémies, l’application des solutions contre les maladies, que chaque peuple, au cours de ses propres évolutions, a réussi à maintenir ; pour enfin, renforcer chaque membre des peuples communautés et cultures. 

« Ying Yang » dans la pensée chinoise, comme diraient les sages de l’Orient, est l’expression de la complexité, la composition universelle du monde sensible associée aux diverses combinaisons d’éléments essentiels situés dans un axe spatio-temporel ; l’accroissement de l’un est une diminution de l’autre, jusqu’au point de déséquilibre, mais en aucun cas jusqu’au point de l’extinction. Peu importe de savoir s’ils « nous ont découverts » diront les sages-savants des hautes-montagnes, depuis leur « butakos, kankabos de seres de sabiduría », ajouter autant de choses dissemblables dans « la mochila »[8] de la connaissance humaine est une réussite aussi merveilleuse qu’inutile… Merveilleuse de par la capacité d’expansion de la toile de la « mochila », ce qui est micro est macro, mais c’est en même temps une menace, un danger pour la capacité humaine à comprendre… Beaucoup de choses en apparence contradictoires apparaissent lorsque nous prenons en considération les sujets à traiter, tel que le bien-être, la maladie, la santé. D’une part, des certitudes absolues, officielles, sacralisées, et d’autre part, des doutes et questionnements. D’une part, les mythes ancestraux les plus solides et les récits originels, d’autre part, l’apparition de nouvelles connaissances empiriques. D’une part, des dogmes et un aveuglement qui ne permet pas d’atteindre la connaissance et qui exclut, de ce fait, un examen de révision critique du mode de pensée, puis d’autre part, l’apparition de nouvelles réponses à de vieilles questions. C’est pourquoi avant d’entreprendre l’aventure de la connaissance millénaire, accumulée par la mémoire, il est nécessaire de vider « la mochila de la connaissance », de se dépouiller de tous préjugés, pour ne pas se heurter à la réalité de l’autre sans pouvoir atteindre la contemplation du flux temporel de la vie. 

Reinaldo BARBOSA ESTEPA
Tiphanie SALMON
Traduit Kassia Aitz Zouaua

[1] Morin, E. (1981). La Methode; Les idées. Madrid: Cátedra. [2] Múnera, J., Blassi, J., Viana, A., Becerra, M., García, J., Pardo, J. & Quintero, R. (2009). Loi de Se Seyn Zare Shenbuta : santé des indigènes de la Sierra Nevada de Santa Martha. Bogotá: Colciencias. [3] Barbosa Estepa, R. (2011). El orden del todo – Sierra Goanawindwa – Shwndwa un territoire de mémoires, tendances et de tensions autour de l’ordre ancestral. Medellín, Colombia: IEPRI, Universidad Nacional de Colombia. [4] Blanquer., Morin, E., Lhérété, H. & Dortier. (2019). Quelle école voulons-nous ? : la passion du savoir. Paris Auxerre : Odile Jacob Sciences Humaines Éditions. [5] Humboldt, A. & Minguet, C. (1989). Vues des cordillères et monuments des peuples indigènes de l’Amérique. Nanterre (33-39) Bd des Provinces Françaises, 92000: Ed. Erasme. [6] Urbina, F, Torreblanca, J, Gómez Carlos, Trujillo, Camargo. (1995) Organisation des États Ibéro-américains, pour l’Éducation, la Science et la Culture, OEI. Santafé de Bogotá.[7] Ibid. op. cit

Reinaldo BARBOSA Estepa est historien et enseignant-chercheur en sciences sociales et humaines (anthropologie historique) de l’Université Nationale de Colombie (1984-2019). Il est intéressé par les études territoriales, les processus de structurations socio-spatiales, les analyses des conflits géopolitiques, mais aussi par la pensée philosophique latino-américaine et par les études culturelles des peuples andins originaires d’Amérique Latine. Il est spécialiste des mémoires historiques et des conflits interethniques. Sa préoccupation pour le bien-être et pour la reconnaissance des droits et conditions d’existence de ces peuples se trouve dans ses écrits et articles comme « El orden del todo – Sierra Goanawindwa – Shwndwaun territorio de memorias, tendencias y tensiones en torno al ordenamiento ancestral (Medellín, Colombia : IEPRI, Universidad Nacional de Colombia, 2011) et « Territorios prohibidos » (Universidad Nacional de Colombia, Ecopetrol, 2015). C’est dans un nouvel écrit qu’il construit une étude comparative entre Alexander de Humboldt, Edgar Morin et les sages-savants des Andes autour des problèmes concernant les « páramos » (zones des hautes montagnes proches des neiges perpétuelles, réserve biologique et source d’eau). 

Tiphanie Salmon, dotée d’une bonne expertise et conseil dans le domaine culturel hispanique et latino-américain. Diplômée d’un master recherche spécialisé dans les Études culturelles ibériques et latino-américaines de l’université François-Rabelais de Tours et d’un master en Études Littéraires de l’université nationale de Colombie. Son travail sur le terrain avec les communautés autochtones lui a permis d’écrire: « Memoria y Vida cotidiana: aproximación a la comprensión del pensamiento ancestral Wíntukua en las relaciones interétnicas e interculturales de la Sierra Nevada de Santa Marta” (Bogotá, 2018, Colombia).