Une crise politique en Bolivie sur fond d’urgence sanitaire – Une bataille entre opposition et gouvernement

Les mesures contre le coronavirus se poursuivent en Bolivie où le nombre de cas continue d’augmenter mais la gestion de la crise sanitaire et le limogeage du ministre de la santé semblent venir renforcer les différends politiques du pays. Un nouveau rebondissement dans la bataille qui oppose le gouvernement par intérim, mené par Jeanine Añez depuis novembre 2019, au MAS, dirigé par Evo Morales.

Photo : WhatApps


Alors qu’à La Paz et El Alto, les autorités municipales ont annoncé une flexibilisation de la quarantaine, avec la reprise du travail en horaires continus à partir du lundi 25 mai à El Alto, et du lundi 1er juin à La Paz et que les transports devraient également fonctionner à 50% de leur capacité, le couvre-feu devrait être maintenu en dehors des horaires de travail ainsi que les week-ends dans toute la Bolivie. En effet, le pic de l’épidémie ne semble pas encore atteint avec quelques centaines de nouveaux cas essentiellement dans les départements de Santa Cruz et du Béni à la frontière du Brésil, une région très pauvre en équipements. On recensait le 22 mai 5187 malades dont 215 décès.

Dans ces conditions, l’achat de 170 respirateurs artificiels, arrivés à La Paz le 14 mai, devait constituer une bonne nouvelle pour les centres hospitaliers. Mais, non seulement le modèle des respirateurs s’est avéré inadapté aux services de réanimation des hôpitaux, notamment en raison d’une faible autonomie, mais, plus grave encore, les premiers soupçons – finalement attestés – de surfacturation sont apparus lorsque de nombreux médias nationaux se sont emparés de l’affaire. Ainsi, Marcelo Navajas, médecin de formation et Ministre de la santé depuis le 8 avril, vient d’être démis de ses fonctions et se trouve actuellement cité à comparaître par le ministère public pour des soupçons de « conduite anti économique » et « d’atteinte à la santé publique », entre autres. Le désormais ex-Ministre apparaît comme l’un des principaux responsables dans cette affaire pour avoir validé l’achat des respirateurs auprès de la société IME Consulting Global Service (IME-CGS), représentant pour l’Amérique latine du fabricant espagnol GPA Innova, à un prix unitaire de 28 000 USD, soit près de quatre fois le prix d’origine. Outre IME-CGS, dont le siège est basé à Bilbao, au moins deux autres intermédiaires, de nationalité bolivienne, auraient également dû toucher des commissions à hauteur de 340 000 $ chacun dans le cadre de cette opération

D’autres personnalités politiques sont ou vont être également entendues par la justice pour avoir été parties prenantes dans la négociation et la conclusion du contrat, parmi lesquelles Geovanni Pacheco Fiorilo, directeur de l’AISEM (Agencia de Infraestructura en Salud y Equipamiento Médico), agence décentralisée sous tutelle du ministère de la santé et chargée de l’équipement des centres hospitaliers, et Fernando Valenzuela Billewicz, ex-directeur des affaires juridiques au sein du ministère de la santé. 

À la gravité de la situation sanitaire est venue s’ajouter ( ou se renforcer ) une crise politique entre les deux factions principales qui se disputent le pouvoir depuis l’installation du gouvernement de transition. Car ces deux acteurs  sont au cœur d’une passe d’armes entre le MAS et le gouvernement par intérim, qui cherchent à se renvoyer la responsabilité de l’affaire : Pacheco Fiorilo a été collaborateur de Samuel Doria Medina, actuel candidat à la vice-présidence de Bolivie aux cotés de Jeanine Añez, alors que Valenzuela Billewicz est un proche du parti d’Evo Morales et notamment de l’ex-Ministre de la santé Gabriela Montaño, avec qui il a travaillé.

Un troisième personnage vient également alimenter la bataille que se livrent les deux camps, il s’agit Alberto Pareja Lozada, Consul de Bolivie à Barcelone, qui a facilité les formalités logistiques pour l’acheminement des respirateurs vers la Bolivie. Il indique avoir été sollicité directement par Valenzuela pour vérifier in situ l’état des respirateurs promis par le fabricant, et avoir donné son feu vert, tout en ayant connaissance de l’existence d’une offre concurrente à moindre coût, qui aurait selon lui été écartée sans raison valable par son interlocuteur, sans même en faire mention aux autorités hiérarchiques du ministère de la santé bolivien. Pareja Lozada, dont la crédibilité est contestée, est accusé par le MAS d’avoir été nommé à son poste le 10 février dernier par pur népotisme…

La présidente par intérim, qui avait dans un premier temps défendu l’achat des respirateurs, a fait volte-face devant le tollé suscité par l’affaire et annoncé avoir sollicité l’ouverture d’une enquête. Si le paiement des respirateurs a été gelé, l’État bolivien en a déjà réglé 50% (montant total de 4,7 millions $). Jeanine Añez s’est engagée à rendre justice « au centime près » au peuple bolivien mais son image ne devrait toutefois pas en ressortir indemne, alors qu’au-delà du MAS, Carlos Mesa et Luis Fernando Camacho, principaux candidats du centre et de la droite en vue des prochaines élections présidentielles (et donc ses concurrents directs) n’ont pas hésité à pointer du doigt une attitude « incompétente » et « irresponsable » de son gouvernement.

Enfin, la Banque Inter-américaine de Développement, qui en tant qu’organisme prêteur avait émis un avis de « non objection » au contrat passé, a demandé à ce que toute la lumière soit faite : ses représentants seront également entendus par la justice bolivienne. Parallèlement, le conflit social et politique qui oppose les autorités boliviennes aux militants anti-confinement majoritairement liés au MAS va croissant, un peu partout de Cochabamba à Potosi des bastions le plus souvent « massistes » réclament la reprise de l’activité économique et la convocation rapide de nouvelles élections .
 
Fait atypique et inquiétant, la presse recense par ailleurs près d’une vingtaine d’agressions de personnels soignants dans l’ensemble du pays depuis le début du confinement il y a deux mois, un phénomène qui tend à se propager justement dans ces mêmes zones de conflit et en particulier dans les zones rurales. Ainsi, dans les Yungas de La Paz, la directrice de l’hôpital local a été menacée par des habitants après avoir révélé l’existence de deux premiers cas officiels de Covid-19 en début de semaine. 39 médecins et personnels de santé accompagnés de leurs familles ont été évacués vers La Paz par mesure de sécurité.

Dans certains cas, comme à Yapacani (Santa Cruz), les manifestants sont allés jusqu’à accuser les médecins d’ « inventer » l’existence du virus pour permettre au gouvernement central de renforcer les mesures de contingence et donc entraver leurs actions. Ainsi, aux revendications sociales et politiques se mêlent parfois des discours complotistes qui expriment un rejet aveugle de l’exécutif. De son côté, le MAS affirme que les mobilisations sont spontanées et que ses dirigeants se battent uniquement sur le terrain politique en réclamant la tenue rapide de nouvelles élections au risque de voir le gouvernement par intérim se maintenir illégitimement au pouvoir.

Claire DURIEUX