Au Chili, la crise sanitaire réactive la crise sociale qui a explosé en octobre dernier

En pleine crise sanitaire à Santiago du Chili, la contestation sociale qui s’était enflammée pendant des mois depuis octobre dernier, avant d’être paralysée par la pandémie, a éclaté dans certains quartiers populaires. La pandémie dévoile les plaies profondes des divisions de la société chilienne.

Photo : El Diario

Au moment où nous clôturons cette newsletter, le Chili compte plus de quarante-six mille personnes malades pour environ huit cents décès. Pour la première fois depuis le début de la pandémie la panique s’est installée au sein du gouvernement de Sebastián Piñera ces derniers jours. Les médias chiliens ont fait état de quatre ministres du gouvernement et cent trente-cinq parlementaires placés en quarantaine à cause d’un foyer de contamination au cœur même du pouvoir politique. Ainsi la région de Santiago du Chili a été placée depuis vendredi dernier et pour la première fois en quarantaine totale afin de freiner l’accélération de l’épidémie.

Cependant, ce qui a soulevé la colère populaire, c’est une « épidémie de pauvreté et de faim« , selon le journal chilien El Mostrador. Des barricades ont été érigées en début de semaine dans des communes de la capitale chilienne et des pneus ont été brulés. Les habitants ont voulu dire qu’ils ne pouvaient pas rester chez eux sans emploi, sans revenu et sans rien à manger, que le gouvernement ne faisait rien pour les aider. Et que les deux millions et demi de paniers alimentaires promis par le gouvernement n’étaient pas arrivés jusqu’à eux. Face à ce foyer d’explosion sociale, comme c’est habituel au Chili, la réponse ne s’est pas fait attendre, la police a déployé la manière forte, canons à eau, gaz lacrymogènes et arrestations. Les images de cette répression ont attisé la colère dans les autres communes pauvres du Chili et le centre de Santiago s’est mis à vibrer au son d’un grand concert de casseroles en solidarité avec les révoltés.

Pour sa part, un regroupement d’artistes audiovisuel Delight Lab, existant depuis plus de dix ans, a exprimé de manière graphique et lumineuse la clameur populaire et on a pu voir apparaître une énorme inscription lumineuse Hambre (faim) sur la façade des gratte-ciel de Santiago, explique laBBC qui fait le parallèle avec d’autres moyens de contestations confinés qui émergent ailleurs en Amérique latine. Par exemple en Colombie, les habitants des quartiers défavorisés qui souffrent de la faim ont pris l’habitude de mettre du linge rouge à leur fenêtre pour appeler à l’aide et dénoncer cette situation. Au Salvador, les concerts de casseroles sont également devenus quotidiens depuis le début de la crise sanitaire, et ce n’est pas que pour remercier les soignants. Au Brésil, les habitants des plus grandes favelas de São Paulo et de Rio ont bravé les consignes de distanciation pour manifester et demander plus de soutien de la part des autorités locales.  Et à chaque fois tous le répètent : « Ce n’est pas contre les quarantaines que nous protestons mais contre la misère et la faim dans lesquelles nos dirigeants nous abandonnent ».  

Au Chili, la fracture sociale dénoncée par les manifestants en octobre s’est fait voir de manière encore plus brutale avec la crise sanitaire car le confinement a rendu les conditions de vie des quartiers défavorisés insoutenable. Il faut savoir qu’au Chili, comme d’ailleurs dans d’autres pays d’Amérique latine, le travail informel fait vivre un pourcentage très élevé de la population. Au Chili, il est d’un tiers. Ce travail ne peut pas s’effectuer dans le confinement. Aussi, les droits au chômage sont très limités, le président Piñera a promis d’avancer ces indemnités et de distribuer deux millions et demi de paniers alimentaires de première nécessité aux foyers les plus en difficulté. Pour la revue Página Pública de l’Université du Chili « cela ne changera rien aux profondes fractures qui déchirent le pays, fragilisé par l’effondrement de son système social et économique ces dernières décennies ». Par ailleurs la répartition de ces denrées alimentaires maison par maison est difficilement gérable et est vécue pour certains secteurs comme un action charitable et humiliante.

La crise actuelle dérivée de la pandémie fait resurgir les images du temps de la dictature dans les années quatre-vingt où des milliers de personnes des quartiers pauvres pouvaient se nourrir grâce aux ollas comunes (les soupes populaires), symboles de la pauvreté et de la faim qui menacent à nouveau. Un voisin dit : « Nous avons formé des chaines solidaires. Seul le peuple aide le peuple”. Presque quarante ans plus tard à Puente Alto, une des communes les plus pauvres de la région métropolitaine, des femmes préparent deux cent cinquante rations de riz et poulet par jour. Cette localité est la deuxième avec le plus grand nombre de cas de coronavirus.

Le niveau de chômage provoqué par la pandémie est de 8.2 %, le niveau le plus élevé de la dernière décennie. La Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL), estime que l’économie chutera de 4 % cette année et que la pauvreté pourrait monter jusqu’à 14 %. Pour le sociologue Nicolás Angelcos la situation actuelle “est la démonstration de l’échec d‘un modèle social qui refuse toujours des véritables politiques de protection sociale et à plus long terme”. Cette crise affecte aussi sérieusement les populations migrantes au Chili qui survivaient grâce à ce travail informel et à la vente dans la rue de bricoles et de nourriture. Devant l’ambassade du Venezuela à Santiago, des centaines de Vénézuéliens dorment et demandent leur rapatriement dans leur pays. L’ONU et d’autres organisations humanitaires lancent un cri d’alarme sur la situation des migrants dépourvus de tout moyen de survie stoppés à la suite de la fermeture des frontières. 

La faim en temps de quarantaine conduit à des conflits sociaux qui rendent plus difficiles les mesures sanitaires destinées à stopper la propagation du virus. D’après la Cepal les inégalités et la pauvreté augmenteront dans toute l’Amérique latine compte tenu de la précarité et de la vulnérabilité socioéconomique qu’induit la perte de l’emploi et les niveaux élevés du travail informel. Dans différents pays les mots d’ordre populaires sont « pour une quarantaine sans faim » ou « avec faim pas de quarantaine ». Pour la Cepal, cette crise sanitaire pose le scénario propice pour discuter non seulement de comment sortir de cette situation d’urgence, mais aussi de façon plus générale et à plus long terme de comment préfigurer une transformation substantielle de l’économie, de la société et de la démocratie et dans ce sens une invitation à ouvrir les frontières du possible.

Olga BARRY