En pleine pandémie au Pérou, Keiko Fujimori, chef du parti « Fuerza Popular » a été libérée sous caution

Alors que plus de 52 000 cas de contaminations avaient été recensés dans le pays et que le nombre de décès liés au Covid-19 approchait les 1 500, la fille de l’ex-président Alberto Fujimori est sortie de prison après trois mois de détention préventive dans le cadre du scandale de corruption Odebrecht.

Photo : Futur en seine

Le lundi 4 mai, depuis la prison pour femmes de la ville Chorrillos située au sud de la capitale Lima, Keiko Fujimori est rentrée chez elle en taxi et portant un masque et des gants. L’actuelle cheffe du parti Fuerza Popular aurait bénéficié du principe de précaution imposé par la critique situation sanitaire, afin d’éviter les risques liés à la surpopulation carcérale. Avant de sortir de prison, elle avait manifesté son intention de se soumettre à un test du coronavirus avant tout contact avec ses proches, parmi lesquels son mari, l’étasunien Mark Vito Villanella, mis en cause dans la même enquête pour corruption.

La diffusion de la sortie de prison de Keiko («fille bénie » en japonais), a été largement mise en scène par les médias. Les chaînes de télévision ont montré un employé d’un laboratoire privé qui l’attendait devant chez elle. Mais au-delà des spéculations que suscitent cette nouvelle liberté conditionnelle, la situation au Pérou reste très critique. Bien que les régions du Sud, Ayacucho et Apurimac, soient les plus épargnées par l’épidémie, au Nord, Lambayeque et Piura, et la région amazonienne de Loreto, se placent derrière la ville de Callao (4 000 cas et 80 décès) et sa voisine la capitale Lima (30 000 cas et 650 décès). 

Avec plus de 52 000 cas de contaminations et 1500 décès, le pays andin se trouve ainsi à la troisième place des pays les plus touchés par le Covid-19 en Amérique latine, après le Brésil et le Mexique. Le mardi 5 mai, lors d’une conférence de presse via Internet, le président Martín Vizcarra s’est prononcé sur les graves conséquences de l’épidémie sur l’économie du pays, comparables à celles liées à la guerre du Pacifique (1879-1884) entre le Chili vainqueur et les alliés Pérou et Bolivie (perte du territoire pour le Pérou et de l’accès à l’océan Pacifique pour la Bolivie).

Depuis l’état d’urgence sanitaire décrété le 15 mars, la date limite de la période de confinement avait été fixée pour le 10 mai. Cependant, l’enseignement jusqu’au niveau universitaire devrait se faire « pour une longue durée » par Internet, selon le président, mais aussi par radio et télévision. Le gouvernement a même lancé un programme éducatif baptisé justement J’apprends à la maison, et le ministère de l’Éducation a acheté plus de 840 000 tablettes pour permettre aux élèves d’accéder à Internet, surtout dans ceux des régions rurales.

C’est dans ce contexte d’une extrême gravité que la libération de Keiko Fujimori aurait été avancée de plusieurs mois. Sur ce point précis, deux versions circulent, dont l’une émane du Parquet péruvien selon laquelle la justice a répondu à une demande de libération antérieure à l’explosion du coronavirus. Toutefois, les juges ont aussi tenu compte de la propagation de l’épidémie en arguant que la Comisión Interamericana de Derechos Humanos avait préconisé l’adoption de mesures préventives pour éviter la surpopulation carcérale. Parmi ces mesures, la réévaluation des cas placés en « prison préventive »

Oui à la libération, mais pas encore innocentée. Le procureur José Domingo Pérez a regretté cette mise en liberté car pour lui, il n’y a pas de doute, il s’agit d’une décision arbitraire : « arbitraire parce que la caution de 70 000 soles ne tient pas en compte le fait que la cheffe de Fuerza Popular a reçu des millions de la part de Dionisio Romero et d’autres entrepreneurs, comme cela a été prouvé par l’enquête » (70 000 soles ~ 19 000 euros). 

Rappelons que Keiko Fujimori est sortie de prison en décembre dernier, après avoir purgé treize mois de détention provisoire. Elle avait été arrêtée en octobre 2018 à la demande du parquet péruvien, accusée d’avoir organisé « un stratagème pour commettre un crime » et d’avoir « blanchi » de l’argent illicite pour financer sa campagne présidentielle de 2011. Selon les enquêtes,  la fille de l’ancien président Alberto Fujimori avait financé une partie de la campagne présidentielle avec de l’argent versé par le géant brésilien du bâtiment Odebrecht

En 2017, des anciens dirigeants de l’entreprise brésilienne avaient admis la remise de 1,2 millions de dollars en 2011. L’argent avait été « collecté » dans des cocktails, ce qui a valu à l’affaire Keiko Fujimori le nom de Case cocktails. L’ancien patron d’Odebrecht au Pérou, Jorge Barata, a reconnu avoir donné de l’argent à deux des dirigeants du parti de Keiko, Jaime Yoshiyama et Augusto Bedoya.

Jorge Barata avait également avoué à la justice péruvienne avoir contribué aux campagnes électorales d’Ollanta Humala (2011-2016), Alejandro Toledo (2001-2006) et Pedro Pablo Kuczynski, l’ex-chef de l’État élu en 2016 qui a démissionné en mars 2018 sur fond de scandale de corruption. Dans la même enquête, l’entreprise Odebrecht a reconnu avoir distribué, entre 2005 et 2014, un total de 788 millions de dollars dans une dizaine de pays latino-américains pour remporter des contrats (dont 29 millions de pots-de-vin aux dirigeants péruviens).  

C’est donc une croisade inédite que mène le président Martín Vizcarra contre une corruption endémique qui ronge le pays depuis des décennies. C’est un fait, comme le signale Adriana León, de l’Institut de la presse et de la société du Pérou : « au Pérou, il y a un pouvoir exécutif très faible, coopté par la corruption du Congrès […] et la justice a également été prise par la corruption. Parmi les 130 députés, 80 ont des plaintes de toutes sortes. Ce qui se passe ici est une chose terrible. » Ainsi les anciens présidents inculpés ou mis en examen ne sont que la partie visible de l’iceberg, dont Alan García, (1985-1990 / 2006-2011) le troisième président éclaboussé par Odebrecht, qui prétendait devenir un des grands dirigeants du Cône Sud et s’est tiré une balle dans la tête au moment où la police allait l’arrêter à son domicile. 

À la fois victimes et bourreaux d’un système pourri qui disloque toute tentative de construction d’un futur digne, ces hommes et femmes politiques sont issus d’une longue lignée d’obscurs dirigeants latino-américains doués, au sens propre du terme, de qualités extraordinaires de parasitisme (« condition d’un être qui vit sur le corps et aux dépens d’un autre être dont il altère plus ou moins la santé »). Malheureusement le Pérou, et l’Amérique latine en général, souffrent de cette maladie chronique beaucoup plus difficile à éradiquer que le Covid-19, comparable à une épidémie mais d’immoralité politique. André Chamson l’avait bien compris : « L’esprit de l’homme est quelque chose qui peut pourrir aussi bien que son foie ou ses reins. Il doit y avoir de grandes épidémies morales, comme il y a des épidémies de peste ou de choléra (1) ».

Eduardo UGOLINI

(1) André Chamson, L’homme qui marchait devant moi, Gallimard, 1948.