Coronavirus : Des mots pour le dire, en espagnol et en français. Des propositions de la Real Academia española…

La pandémie du coronavirus va, dit-on, bouleverser le monde. Il y aurait un avant et un après, bien différents. En Amérique latine comme dans les autres régions continentales. Aura-t-on pour autant « les mots pour le dire » (1) ? En espagnol comme en français ? Au risque, par omission, de « perdre son latin », « l’ordre alphabétique » (2), la capacité de donner du sens.

Photo : Asale

La question peut paraître secondaire. L’essentiel n’est-il pas d’affronter prioritairement le Covid-19, puis dans un deuxième temps la reconstruction de l’économie ? Mais le doute qui taraude les esprits sur la contagion sournoise, comme sur la marche boîteuse de l’industrie, et du commerce, ne doit-il pas avoir une traduction verbale ? Ne s’interroge-t-on pas sur la nature insaisissable de la maladie ? Ne parle-t-on pas de relocaliser les activités médicales indispensables au bien-être et à la survie citoyenne ? N’entend-on pas vanter les vertus du patriotisme économique, hier tant décrié ? Mais comment changer de cap avec les mots du libéralisme économique ?

Les langues, nous a dit Pierre Bourdieu, répondent, elles aussi, aux lois du marché. La langue étalon, depuis plusieurs décennies l’anglo-américain, a modelé les esprits. La langue en effet n’est pas neutre. Elle véhicule une pensée. Elle l’oriente vers un méridien de référence linguistique, qui est aujourd’hui quelque part entre New York et Los Angeles. Or rappelle le linguiste Claude Hagège, « posséder les mots, c’est posséder la pensée » (3).

Le ministre de la Santé s’adressant aux Français pour les informer de l’avancée de la menace, leur a montré du doigt les « clusters » dangereux. « Qu’es-aco ?» a ironisé avec pertinence Le Canard enchaîné. L’INSERM, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, a regroupé les chercheurs français dans un organisme publiant ses travaux en anglais, « REACting ». Pourtant la conduite des chercheurs en situation d’épidémie, signale, en français, dans sa Charte d’éthique, que les données doivent être partagées et qu’une diffusion des savoirs doit être assurée auprès de la population…

Comment pourrait-on réviser les politiques économiques, rapatrier les activités expatriées au loin, les mettre au service de la souveraineté collective, sans réévaluer la parole adressée aux citoyens ? En ce moment de détresse sanitaire, les responsables de la langue devraient rappeler cette urgence démocratique aux dirigeants politiques et au personnel de santé, celle d’informer de la façon la plus claire possible.

L’Académie française aurait pu trouver là une légitimité autre. Elle a suspendu ses activités le 12 mars 2020. Le 12 mars elle devait commencer l’examen des candidatures au siège laissé vacant par Max Gallo, décédé il y a quelques mois. Idem pour l’Organisation internationale de la francophonie, qui aurait pu maintenir la célébration de son 50e anniversaire, en la consacrant, par vidéoconférence, aux échanges terminologiques portant sur le vocabulaire du coronavirus.

Quelques francs-tireurs ont relevé, mais dans le désordre, le défi de l’accès à une communication optimale accessible au plus grand nombre. Au Québec, l’Office québécois de la langue française (OFQLF) a consacré une fiche terminologique au coronavirus. Comme en France la SRLF, Société de réanimation de langue française. Et pour tous TV5 Monde le 6 mars. Le monde hispanique, face au même défi, en dépit d’une réalité sociale, matérielle et politique difficile a fait preuve de créativité réactive. Une multiplicité de qualificatifs a émergé, au feu de la crise. Le « masque », « mascarilla » en Espagne, se dit « tapaboca », « cubreboca », « nasabuco », « barbijo », selon les pays d’Amérique. Cet éventail sémantique a suscité un commentaire constructif de la part de Paz Battaner, éminente académicienne de la RAE (Real Academia Española de la lengua), comme de la part de ses collègues scientifiques José Manuel Sánchez Ron et Pedro García Barreno.

La RAE, en concertation avec ses 24 homologues, latino-américaines, africaine (Guinée Équatoriale) et asiatique (Philippines) s’est mise au travail le 19 mars 2020 par vidéoconférence, un jeudi comme d’habitude. « Il ne s’agit pas » a expliqué le physicien Sánchez Ron, « de donner une définition excessivement détaillée, mais une définition utile à tout locuteur », en espagnol. 

La RAE a reconnu l’urgence sociale d’intégrer dans le dictionnaire le vocabulaire d’une pandémie, qui interpelle populations, personnels soignants et politiques. L’un de ses membres, médecin, Pedro García Barreno, a été chargé de faire des propositions, sans attendre la levée du confinement appliqué dans plusieurs pays hispanophones. Nous avons, en effet, une responsabilité normative, a déclaré la romancière Soledad Puertolas, membre, elle aussi, de la RAE, pour sortir « d’un espace d’à peu près, dont nous ne mesurons pas les conséquences » (4).

Il est vrai que la fin parallèle des dictatures, en Espagne et en Amérique latine, l’équilibre entre le pays linguistiquement souche, l’Espagne et les membres américains de la famille hispanique, ont forcé la recherche de dénominateurs linguistiques partagés, la consolidation de l’espagnol comme langue de tous. Accessible au plus grand nombre, apte à exprimer et à communiquer en toute matière, et donc à défendre le parler commun menacé de déplacement par la langue dominante à l’international.

D’un Congrès de la langue espagnole à l’autre, la démarche s’est renforcée pour aboutir au consensus de Rosario (Argentine) en 2004, baptisé « Unité dans la diversité ». Depuis a été publié un Dictionnaire des américanismes en 2010, puis en 2014 un dictionnaire œcuménique, le dictionnaire du troisième centenaire de la RAE, intégrant l’ensemble des acceptions, celles de la Péninsule comme celles de l’Amérique hispanique.

En affrontant une catastrophe sanitaire « à chaud », l’Académie royale espagnole de la langue, et ses académies sœurs de l’AALE (Asociación de las academias de lengua española), ont retroussé leurs manches, pour donner aux hispanophones les mots-outils permettant de comprendre un monde obscurci par la maladie et la terminologie censée la nommer. 

Dans ce flou sémantique, divers aigrefins astucieux n’avaient-ils pas déjà tenté de breveter pour vendre toutes sortes d’objets et de services, la marque, « Coronavirus » ?

Jean-Jacques KOURLIANDSKY

(1)  Référence volontaire au roman de Marie Cardinal, Paris, Grasset, 1976.

(2)  Titre du roman de Juan José Millas, « El orden alfabético », Madrid, Alfaguara, 1998.

(3) Claude Hagège, « Contre la pensée unique », Paris, Odile Jacob, 2013.

(4) Voir « El País » (Madrid), 22 avril 2020, p. 28.