En Amérique latine : le coronavirus en ogre patrimonialiste…

La marée montante du coronavirus menace aujourd’hui l’Amérique latine. Le défi est sanitaire. Les gouvernements sauront-ils le relever ? Les systèmes de santé sont-ils à la hauteur ? Les opinions ont-elles conscience de ce qui les attend ?

Photo : O Globo

Beaucoup a déjà été dit et écrit, dans un sens ou son contraire, par tel ou tel président, tel ou tel porte-parole, tel ou tel responsable de la santé publique. Ces déclarations et commentaires, au-delà de la maladie et des moyens de la combattre, ont révélé un autre panorama, loin de toutes considérations curatives. Le coronavirus a surfé comme une vague et a porté bien des discours loin de la pandémie. Il a été instrumentalisé par les ogres patrimonialistes d’intérêts mafieux, politiques ou religieux. Le confinement en Chine, en Corée, en Espagne, en France, en Italie a été plus ou moins bien accepté. Mais enfin, faute de vaccin, c’est incontestablement la prévention la plus raisonnable. Elle a donc été adoptée donc aussi par un certain nombre de pays latino-américains, l’Argentine, la Colombie, le Salvador. Pourtant, en Amérique latine, dans certaines situations, la prévention tue. En Colombie, qui n’en finit pas de chercher un point final à ses guerres intestines, les responsables associatifs sont ciblés par toutes sortes de groupes délinquants. 108 ont été éliminés en 2019. Mais comment se protéger quand on est confiné ? Les tueurs n’ont plus à chercher pour commettre leurs forfaits. 

Assignés à résidence, les «  associatifs » reçoivent depuis le 23 mars, date du début du confinement, la visite de sicarios. Deux leaders indigènes de la communauté Embera ont ainsi été exécutés chez eux dans le Valle du Cauca, dès le 23. Le 25 mars, Jhon Restrepo, leader d’une ONG LGBTI, à son tour a été abattu à son domicile de la commune 8 de la ville de Medellín. La moralité tirée par l’Organisation nationale indigène de Colombie, comme par un évêque du Choco, est rude, à l’image des plaies laissées ouvertes depuis tant d’années : «  la pandémie, c’est le génocide commis à l’égard des peuples indigènes » et des plus pauvres.

« J’aimerais, a déclaré publiquement de son côté l’ex-président colombien Juan Manuel Santos, initiateur des accords de paix signés avec la guérilla des FARC en 2016, voir le gouvernement plus allant et enthousiaste pour appliquer les accords de paix et poursuivre les criminels de responsables associatifs. » Il y a aussi ceux qui nient le danger, la contagion. Parce que le confinement, la distanciation sociale, bouleverse leurs convictions, leurs pratiques et leurs intérêts matériels. Les Églises pentecôtistes, entreprises religieuses, qui captent l’esprit et les portefeuilles des plus modestes, entendent bien persévérer. Edir Macedo, « évêque » brésilien fondateur de l’EURD, l’Église universelle du Royaume de Dieu, a montré du doigt ceux qui veulent interrompre ses activités au nom de la santé publique, car « ce sont, a-t-il dit, les envoyés de Satan. »

Dans le même esprit, les fidèles évangéliques d’une petite localité chilienne au sud de la ville de Concepción, San Pedro de la Paz, ont bravé la quarantaine, au nom de Dieu. La localité est aujourd’hui coupée du monde extérieur. Une cinquantaine de personnes ont été contaminées. Par calcul politique, par inconscience, par peur de nuisances économiques ? Des chefs d’État ont apporté leur caution à ce type de comportement irresponsable.

Au Brésil, Jair Bolsonaro a, par décret le 26 mars dernier, signalé que les lieux de culte devaient être inclus dans les lieux de première nécessité appelés à rester ouverts en ces temps de coronavirus. Au Mexique, le 19 mars, Andrés Manuel López Obrador, s’exprimant devant des journalistes, a brandi plusieurs médailles religieuses, en tenant le propos suivant : « Arrête-toi, ennemi, le sacré-cœur de Jésus est avec moi ! ». Au Nicaragua, le couple Ortega a invité la population à se réunir pour une «  manifestation d’Amour contre le coronavirus. » Pour être juste, certains secteurs conservateurs de l’Église catholique, tournant le dos à l’attitude responsable du Pape François, ont lancé des anathèmes d’une autre époque : « Le coronavirus, a déclaré en chaire dimanche 22 mars l’évêque de Cuernavaca (Mexique), est un cri de Dieu à cause de l’avortement et de la diversité sexuelle. »

Il y a enfin ceux qui profitent du coronavirus pour régler des comptes politiques. Donald Trump, aux États-Unis, acculé par le réel (une épidémie qui menace sa réélection), cherche et désigne des boucs émissaires : en Europe, qui refuserait d’acheter la technologie nord-américaine pourtant « la meilleure » ; mais aussi, non pas à « Carthage » mais à Caracas. Le président vénézuélien, Nicolas Maduro, a opportunément repris du service, mis en examen aux États-Unis pour trafic de stupéfiants, et considéré comme un danger sanitaire pour les Amériques.

À Brasilia, suivant avec quelques jours de retard le discours trumpien, le sénateur Eduardo Bolsonaro a mis en cause la maladie du « virus chinois », pendant que Papa Jair, qui garde une dent idéologique contre le communisme chinois, se taisait et récusait le confinement, car « fantaisiste ». La réaction chinoise ne s’est pas fait attendre. L’ambassadeur a traité le sénateur « d’incompétent en politique internationale et de personne sans le minimum de bon sens. » Le vice-président brésilien, le général Hamilton Mourão, a aussitôt signalé que le propos ne reflétait pas l’opinion des autorités de son pays. Le lendemain, Jair Bolsonaro téléphonait à son homologue Xi Jinping.

Jean-Jacques KOURLIANDSKY