Un journal de bord en Colombie de Cédric Rutter aux éditions La Guillotine

« La Colombie (sans Ingrid ni Pablo) » est un livre où alternent impressions d’un Européen et conversations avec des Colombiens et des Colombiennes. Un journal très personnel, pas une énième analyse scientifique aride ni un pamphlet politico-dramatique. Un outil de formation et de sensibilisation selon l’avis d’un éducateur colombien. Nous présentons ici la préface de Lode Vanoost, ancien membre de la Chambre des représentants de Belgique.

Photo : Auteur et éd. La Guillotine

Dans ce pays « touristique, le seul d’Amérique latine qui se trouve à la fois sur l’Atlantique et sur l’océan Pacifique, vous pouvez voir des villes splendides, d’impressionnants espaces naturels et des étendues de plages sans fin. Le gouvernement colombien fait d’ailleurs tout son possible pour améliorer son image. Il est parfaitement possible de visiter la Colombie et de ne pas remarquer la terrible réalité sociale qui se cache derrière la version carte postale. Ce n’est pas ce que Cédric a fait.

Il s’était bien préparé. Mais ce pays immense, beau, fascinant et cruel l’a saisi et bouleversé. Pas seulement à cause des terribles conditions de vie dans les villages et les bidonvilles, des routes boueuses impraticables, des bus délabrés, de la mauvaise alimentation, de la peur constante de la répression, des familles, des amis, des collègues assassinés ou « disparus » et des arrestations qui s’accompagnent toujours de mauvais traitements. Mais aussi pour la détermination avec laquelle des milliers de Colombiens continuent malgré tout à résister, à s’organiser et à faire entendre leur voix. 

On ne peut pas faire autrement que de ressentir de l’admiration et du respect pour ces braves gens. Mais comment tiennent-ils le coup ? Avec son livre, Cédric Rutter lève un bout du voile. Le Colombien ordinaire a en fait deux choix, se soumettre à la violence semi-féodale de l’élite colonisatrice, ou résister. Certains ont choisi la confrontation armée – ce qui a conduit à une répression encore plus atroce. D’autres continuent de choisir la résistance non violente et démocratique. Cédric Rutter a écouté ces derniers et a pris note.

Les termes « féodalisme » et « colonisation » sont justifiés dans ce contexte. Dans les années 1960, le gouvernement central utilisait littéralement le terme « colonisation » dans ses documents des programmes de « développement rural ». Ce récit de voyage montre les faits, et au XXIe siècle, c’est à ce mot que cela se résume encore. Les multinationales unissent leurs forces à celles de l’élite locale et financent des milices armées privées pour terroriser et chasser les gens de leurs villages et de leurs propriétés, après quoi, l’exploitation à grande échelle, minière, forestière ou agricole, peut commencer « sans entraves ».

Ce livre a représenté pour moi un flash-back, un retour émotionnel à la période où j’ai moi-même visité le pays. En 1998, 1999, 2001 et 2002, alors que j’étais encore membre de la Chambre des représentants de Belgique, j’ai pu m’entretenir avec des défenseurs des droits de l’homme, des militants syndicaux, des journalistes et des représentants des peuples indigènes. Ils nous avaient expliqué que le tout nouveau Plan Colombie du président Bill Clinton n’était ni plus ni moins qu’une stratégie visant à étouffer toute résistance sociale dans l’œuf. « Cette soi-disant lutte contre le trafic de drogue est un écran de fumée. Il s’agit de militariser les campagnes et d’éradiquer toute résistance démocratique, me répétait-on. » Dix ans plus tard, Cédric Rutter conclut que cette analyse était correcte. Tous ses témoins confirment que tout s’est déroulé comme les opposants à ce plan l’avaient prédit.

J’avais eu l’occasion de parler aux membres de l’organisation Nunca Más (Plus jamais ça) qui avait dressé la liste des victimes de violences politiques, des disparitions, des exécutions sommaires, des tortures et des peines d’emprisonnement sans aucune forme de procès. Le rapport montrait que la grande majorité des morts avaient été victimes de violences de la part de l’armée, de la police et des paramilitaires, et non des guérillas. Ensuite, j’avais rencontré le ministre de la Justice, le commandant en chef de l’armée et le président Samper. Au cours de nos discussions, les officiels avaient clairement indiqué que Nunca Más était pour eux, comme tous les autres défenseurs des droits de l’homme, des « agitateurs terroristes » – une rhétorique identique à celle ressassée durant la guerre froide, remplacez uniquement « communiste » par « terroriste », le reste ne change pas. Le fait que Nunca Más ait réalisé exactement le même type d’inventaire des violences causées par les groupes rebelles ne fut d’aucune utilité pour faire accepter leur travail. Le ministre et le président nous expliquèrent tous deux que « l’histoire étrangère » selon laquelle, en Colombie, l’appareil d’État lui-même serait à l’origine de la terreur représentait une absurdité. Ils ne montrèrent aucun signe d’impulsion au dialogue, ni à la compréhension des revendications sociales.

Comme Cédric, je me demandais sans cesse : « Comment ces gens résistent-ils dans ces circonstances, contre tant de refus, contre tant de cruauté brutale ? » Au cours de sa visite, Cédric admire la persévérance infatigable avec laquelle les Colombiens continuent d’exiger des éclaircissements pour les massacres, dont certains ont été commis dix années avant ma première visite. Dix ans après, ce livre reste d’actualité.

La Colombie nous concerne tous. Là-bas, le pétrole et les autres matières premières qui sont extraits et les produits d’alimentation qui sont cultivés sont ensuite vendus aux consommateurs européens et américains par des entreprises canadiennes, françaises, espagnoles, américaines… Appelez ça du capitalisme ou du néolibéralisme, ça n’a pas d’importance. La Colombie montre ce qu’est réellement le système économique mondial, un système basé sur une exploitation épouvantable et une concentration du pouvoir et de l’argent entre les mains du plus petit nombre possible. Ce ne sont pas là les excès d’un système intrinsèquement bon devenu incontrôlable, mais l’essence même de l’économie mondiale. La réaction la plus facile serait de critiquer l’élite compradore colombienne et de s’en tenir là. Cependant, cette élite ne peut faire ce qu’elle fait que parce qu’elle sert les intérêts économiques occidentaux.

Au moment où j’écris ces lignes, plus de 300 assassinats politiques ont déjà été commis en Colombie au cours du premier semestre 2019. Les organisations de défense des droits de l’homme désignent l’armée, la police et les groupes paramilitaires, comme en 1999, comme en 2010, comme en 2019. En même temps, le gouvernement de Washington tente de « restaurer » la démocratie et les droits de l’homme au Venezuela. Les États-Unis souhaitent le faire depuis le pays voisin, la Colombie, le pays le plus cruel d’Amérique latine, et ce, depuis plus de 50 ans. L’hypocrisie est immense.

Pourtant, ce n’est pas un livre cynique. Au contraire, vous pouvez lire ici comment les Colombiens continuent et n’abandonnent pas le combat. Ils méritent notre respect et notre appui. Ils comptent là-dessus. « Sans protestation internationale, nous ne pourrons jamais rien changer par nous-mêmes ».  Mais on a besoin de plus que de solidarité internationale. Le monde entier doit changer et vivre différemment, pour le bien du climat, contre la folie nucléaire des superpuissances et pour une existence digne, y compris en Colombie.

Lode VANOOST

La Colombie (Sans Ingid ni Pablo) par Cédric Rutter, 220 p. 12 euros aux éditions La Guillotine. SITE

Lode Vanoost, ancien membre de la Chambre des représentants de Belgique (1995-2003), est journaliste pour le site d’informations progressiste DeWereldMorgen.be.