Mémoires d’Edgar Morin : « Les souvenirs viennent à ma rencontre »

Installé dans le centre historique de Montpellier depuis 2018, où il dit avoir retrouvé «une vie de village », Edgar Morin – né Edgar Nahoum à Paris le 8 juillet 1921 – publie ses mémoires : «Les souvenirs viennent à ma rencontre». Dans cette ville, riche d’une grande et ancienne tradition universitaire, l’intellectuel infatigable et enthousiaste multiplie les séminaires, conférences, classes magistrales, rencontres et voyages de par le monde. Il y a quelques mois seulement, il s’est rendu au Brésil où on lui a rendu hommage. 

Photo : La Croix – Fayard

Dans ses mémoires, Edgar Morin a choisi de réunir tous les souvenirs qui lui sont revenus aléatoirement. «Ils sont venus à ma rencontre selon l’inspiration, les circonstances. S’interpellant les uns les autres, certains en ont fait émerger d’autres de l’oubli» a-t-il déclaré. A presque cent ans, celui qui se décrit comme «un vieux jeune» garde une mémoire intacte qui lui permet de retracer des moments forts de sa vie personnelle, professionnelle, de ses engagements militants et des grands évènements qui ont marqué l’Histoire. Dans ce récit se mêlent l’histoire de sa vie, les voyages et les rencontres ainsi que l’Histoire.

Le premier chapitre de l’œuvre s’ouvre sur les conditions tragiques de sa naissance. «Je suis mort-né» raconte-t-il. Grâce à l’obstination du médecin qui a fait accoucher sa mère, il est revenu à la vie. Il nous émeut lorsqu’il parle de sa mère, de sa maladie au cœur et de sa mort prématurée quand il n’avait que dix ans. Il revient sur son engagement dans la résistance, loue la fraternité qu’il y trouvait. Puis il rend hommage à la tradition humaniste. Il déclare : «Je crois que j’ai été dès le début un omnivore intellectuel».

Edgar Morin est un homme engagé. Tout d’abord en 1936 durant la guerre civile en Espagne. Puis en 1941 quand il entre au Parti Communiste Français, qu’il quitte en 1953. En 1942, il résiste et prend le pseudonyme Morin. Pendant la guerre, il obtient une licence d’histoire-géographie et une de droit. À la Libération, il publie son premier ouvrage « L’An zéro de l’Allemagne » et s’investit dans le journalisme en créant la revue Arguments en 1956. Edgar Morin fut aussi un des premiers intellectuels à s’engager dans le combat écologique. Le «grand problème» est celui «de notre devenir humain, planétaire», a-t-il déclaré.

Dans un entretien sur France culture, Edgar Morin se confie sur sa personnalité : «Je suis embarrassé quand on me demande une vision globale et simple de moi.» Après la guerre, il s’est intéressé à l’étude de phénomènes marginaux qui lui «semblaient annonciateurs d’une crise» à venir. En 1950 Edgar Morin entre au CNRS et étudie essentiellement les phénomènes considérés comme mineurs par les élites intellectuelles d’alors. Il publie Le Cinéma ou l’homme imaginaire en 1956, Commune en France : La Métamorphose de Plodemet en 1965 ou encore La Rumeur d’Orléans en 1967. Il deviendra Directeur de recherche au CNRS en 1970. Finalement, en 1982, il élabore la «pensée complexe» et se lance dans l’écriture de La Méthode, œuvre majeure, écrite entre 1977 et 2004. Il adopte le terme «reliance» pour désigner le besoin de relier ce qui a été séparé, disjoint, morcelé, compartimenté, classé… en disciplines, écoles de pensée, etc. Il envisage les choses dans une combinaison de confrontation, complémentarité, concurrence, coopération ; toutes en étroite synergie dynamique.

Il accorde beaucoup d’importance à la culture populaire. Selon lui, le roman est sa «première nourriture». «Je suis très content d’être un bâtard culturel, je suis très content d’être de la race des orphelins… Alors quand je reviens maintenant à tous ces problèmes de déviance, de marginalité, ce sont des choses dans lesquelles finalement j’ai puisé ma propre force, ma propre vérité.»

Le rapprochement d’Edgar Morin avec l’Amérique latine date des années 1960, lorsque la «pensée métisse» et les grands mythes des civilisations précolombiennes ont commencé à l’intéresser. C’est le Brésil – le pays de la diversité humaine par excellence- qui fascine le sociologue. Il y découvre une société où existent les plus dramatiques et fascinantes contradictions.

Dans les années 90 au Brésil, des groupes de réflexion autour de la Pensée complexe se sont formés. La politique du Service social du Commerce (SESC). Cette entité brésilienne, fondée en 1946, dans le domaine de la production culturelle l’a rapprochée du penseur Edgar Morin. Celui-ci préconise de dépasser les dichotomies entre culture populaire et classique. La culture doit être prise comme expression des manifestations collectives. Plus encore, les produits culturels sont vus comme des instruments privilégiés de perception de la réalité et de l’identité humaine. Le SESC y ajoute une conscience écologique. Edgar Morin en est donc devenu une référence. À la tête d’initiatives originales et diversifiées visant le bien-être du travailleur, le SESC est en phase avec les prémisses de Morin.

Invité dans nombreux pays d’Amérique latine (Brésil, Chili, Mexique, Pérou, Bolivie, Venezuela, Colombie, Cuba), il s’est imprégné de la culture et y a rencontré des intellectuels, chercheurs, écrivains et artistes locaux. Il a donné des cours à la Flacso au Chili (Faculté de sciences sociales). Il a également mené une vie sociale intense. Dans ses mémoires, il raconte les fêtes, les soirées où il a dansé et goûté les erizos (oursins) et les bons vins chiliens. Venu en 1963 au Chili il s’est aussi intéressé au sort des indiens Alacalufes, des nomades de la mer qu’il aurait voulu faire témoigner lors d’un prochain voyage. Aujourd’hui, à cause de la politique de «civilisation», les Alacalufes ne sont plus qu’une dizaine au Port Eden en Patagonie.

Edgar Morin est Docteur honoris causa dans de nombreuses universités dans le monde. Il fut au départ déconsidéré en France. Sa pensée et ses théories «déviantes» sont regardées avec méfiance dans un pays cartésien où la spécialisation est le maître mot. Il évoque son rapport avec le sociologue Pierre Bourdieu, dont l’œuvre «arrogante» et «dominatrice» était omniprésente. «En fait, tout ce que je pense vient de quelque part. Au sens strict du terme, je n’ai rien inventé. C’est juste ma façon de rassembler les idées qui est originale. Je ne suis pas contre la spécialisation ; en effet, si je puis me dire transdisciplinaire, c’est que j’ai besoin des disciplines, mais de disciplines qui communiquent pour traiter des grands problèmes. Sinon, on n’a que des rapports d’experts : bien souvent, les experts s’enferment dans leur limitation bureautico-technique», déclare-t-il.

Pour l’auteur de la théorie de la pensée complexe, nous traversons une crise planétaire. Celle-ci plonge ses racines dans un paradigme de civilisation bâti sur l’individualisme, l’appât du gain, la concurrence, le consumérisme irresponsable et l’exclusion sociale. Dans ce cadre, il se penche sur le rôle de l’éducation. Morin valorise les contributions provenant de ce qu’il appelle le Sud, compris ici comme une référence socioculturelle. Le Sud représente une pensée anti-hégémonique capable d’effectuer un retour aux pratiques solidaires au détriment des pratiques individuelles, de valoriser la diversité en tant qu’élément formateur et de reconnaître le lien indissociable qui unit tout être humain à un réseau complexe formant une communauté planétaire.

A la fin du chapitre sur l’Amérique latine, Edgar Morin écrit : «Je caresse le rêve d’une despedida (un adieu) globale, qui me prendrait quelques mois, où, d’étape en étape, je ferai ma visite d’adieu à ce cher continent. (…) Aujourd’hui, je m’attriste de la grande régression qui, atteignant les uns après les autres divers pays de la planète, affecte gravement l’Amérique latine, on ne sait pour combien de temps. L’Amérique latine reste présente en moi et j’aime en retrouver la langue en parlant avec mes amis latinisés, Alain Touraine et Régis Debray.»

Edgar Morin, intellectuel visionnaire avec son ouvrage «Terre-Patrie», écrit en 1993, (avec Anne-Brigitte Kern), appelle à une «prise de conscience de la communauté du destin terrestre», est une véritable conscience planétaire avant l’heure. Dans la suite discontinue de ses mémoires l’humaniste éclairé dévoile le plus intime de sa vie, ses convictions, son savoir. «Je ne suis pas de ceux qui ont une carrière, mais de ceux qui ont une vie», dit-il. Ces mots d’Edgar Morin rappellent ceux du poète Pablo Neruda : «Confieso que he vivido» (J’avoue que j’ai vécu) et donnent une idée d’une vie dédiée à «expérimenter le monde» et de son intense travail de chercheur. Son influence et la portée de sa pensée marqueront l’histoire de la pensée contemporaine. 

Olga BARRY

Edgar Morin aux édition Fayard