Un demi-million de «Ninis», «ni études ni travail», forme l’angle mort de la société chilienne

Ces «Ninis», contraction de «ni études ni travail», reflètent une tendance qui s’inscrit dans un contexte international marqué par les nouveaux enjeux informatiques et économiques. Mais ces effets dans les pays émergents, tel le Chili, sont plus profonds. Y a-t-il des alternatives pour ceux qui n’ont ni emploi pérenne ni accès aux nouvelles technologies ?

Photo : Education internationale

Dans le champ d’une compétitivité de plus en plus sophistiquée et inattendue, le fossé s’élargit entre les nouvelles tendances et la société traditionnelle chilienne. Une société inquiète par l’avenir de ses jeunes de 15 à 29 ans. Car ils risquent de rester à la lisière du progrès, expulsés par l’effet centrifuge provoqué par la vitesse à laquelle tourbillonne la spirale vertigineuse de la vie moderne.

Selon les statistiques fournies par le ministère du Développement social, les jeunes, et surtout les femmes –encore une fois–, sont les plus particulièrement touchés. Chez les premiers se trouvent les chômeurs ayant quitté un travail précaire et mal payé, ainsi que des personnes sans formation à la recherche d’un premier emploi. Pour les seconds, le fléau touche plus de 65% de ninis. Il s’agit de femmes aidant aux tâches ménagères ou les personnes âgées, le plus souvent enceintes ou en congé maternité, illettrées ou bien ayant reçu une formation très basique, et qui n’ont personne à qui laisser leurs enfants.

Dans les deux cas, vivre dans une maison sans accès aux télécommunications est l’une des principales causes qui aggravent le phénomène «Nini». Aussi, la vulnérabilité sociale, doublée d’un manque de motivation vis-à-vis de l’avenir, est le facteur principal du décrochage scolaire. Parallèlement, la carence du système de l’emploi en matière d’organismes spécialisés n’encourage pas les initiatives individuelles pour se former. Par conséquent, le problème majeur rencontré par certaines entreprises est la difficulté de recruter du personnel compétent. La formation permanente devient ainsi une nécessité.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Le chômage parmi les jeunes de 15 à 29 ans est trois fois supérieur à celui des adultes. Regroupés dans un seul endroit, les ninis représenteraient la quatrième métropole du pays. Et s’ils trouvaient un emploi, le PIB pourrait augmenter de 3,7%. Par ailleurs, parmi les 4,162 millions qui composent la totalité des jeunes chiliens, 46,1% font des études, 42,6% travaillent et seulement 7,2% font les deux.

Ces chiffres révèlent un problème majeur. Un problème qui atteint certainement le reste de l’Amérique latine, si l’on tient compte du fait que, depuis plusieurs décennies, le Chili connaît l’une des plus importantes stabilités économiques et sociales de la région. Et, à l’égard de ce chiffre de 7,2%, on ne peut guère être optimiste quand on sait que dans les pays dits «développés», comme l’Australie et l’Angleterre, 50% des jeunes font des études et travaillent en même temps. Néanmoins, d’un autre point de vue, ces exemples venus d’ailleurs mettent en relief la double désapprobation de la jeunesse chilienne à l’égard du marché de l’emploi et du système éducatif.

Une autre conséquence du fait des difficultés d’insertion : les jeunes restent beaucoup plus longtemps dépendants du foyer familial. Ce phénomène, qu’un sociologue pourrait diagnostiquer comme l’une des facettes du syndrome Tanguy[1], s’explique en partie par le fait que le nini «est en quelque sorte le symptôme d’une société offrant peu d’opportunités aux personnes disposant de moins de ressources, et le nini est enfin réaliste face à cela. Son calcul est «que vais-je rechercher ? si je vais gagner une misère», selon l’analyse de Javier Krawicky, co-fondateur de TuPrimeraPega.cl.

Toutefois, si le travail et les études sont nécessaires pour se forger un avenir digne, certaines études montrent qu’il n’y a pas de fatalité dans une telle situation. Une enquête menée par le chercheur et professeur Juan Luis Correa, de la Faculté d’économie et de gestion de l’Université Andrés Bello (UNAB), montre en effet que le pourcentage de ninis a diminué de façon substantielle depuis 25 ans : de 27% en 1990, il atteint environ 14% en 2015. C’est le résultat flagrant de la stabilité sociale et économique chilienne évoquée plus haut.

Malgré ces chiffres encourageants, le problème qui inquiète les experts comme Krawicky «est qu’une partie de ce groupe de jeunes tombe dans le trafic ou la criminalité». Alors oui, sans accès aux études, à la formation permanente, à la démocratisation de la technologie, il y aura de la fatalité pour ces jeunes si ceux qui aspirent à les gouverner négligent leur avenir en repoussant l’adoption de mesures adaptées aux défis qu’ils doivent relever.

Eduardo UGOLINI

[1] Le syndrome Tanguy «désigne un phénomène social selon lequel les jeunes adultes tardent à se séparer du domicile familial. Cette dénomination vient du film Tanguy, d’Étienne Chatiliez, dont le personnage éponyme s’enferme dans ce type de situation.» (Wikipédia)