Un peu de légèreté dans la province mexicaine : «Le Lecteur à domicile» de Fabio Morábito

Fabio Morábito est avant tout un poète (Ventanas encendidas, éd. Visor, Madrid, est une anthologie qui donne une bonne idée de ses vers), un essayiste, et il a publié plusieurs recueils de nouvelles et trois romans dont le dernier apporte un souffle d’humour et de subtilité bienvenus en ces périodes où domine la noirceur. Né à Alexandrie et italianophone, il vit à Mexico depuis une cinquantaine d’années et écrit exclusivement en espagnol.

Photo : éd. Corti

On rencontre des gens bizarres dans la Ville de l’éternel printemps, ces deux frères largement entrés dans le troisième âge dont l’un est muet et idiot, au dire du narrateur, mais qui donne ses ordres par la voix de fausset de l’autre qui, lui, est ventriloque. Ou encore cette famille assez nombreuse dont certains sont sourds et muets sans qu’on puisse vraiment savoir qui feint de l’être.

Eduardo nous raconte en détail sa nouvelle vie dans cette petite ville de province : de malheureuses circonstances ont fait qu’il a été condamné à des activités d’intérêt général qui, grâce à un ami prêtre, n’ont pas consisté à nettoyer des latrines à droite et à gauche, mais à faire la lecture à des gens défavorisés ou handicapés. C’est ainsi qu’il rencontre ces familles ou ces individus pour le moins originaux.

L’humour, savoureux, vient d’un très léger décalage de la réalité d’une vie quotidienne grise, banale, comme par exemple la mère du narrateur, commerçante en mobilier, qui tombe littéralement amoureuse d’un buffet vitré et qui oublie sa passion passagère au moment où elle découvre un deuxième exemplaire, rigoureusement identique, de la vitrine.

Les problèmes financiers se succèdent les uns aux autres, il y a quelques vols, du narcotrafic, un cancer bien avancé, mais tout cela se vit dans un climat détendu quoique respectueux. Fabio Morábito fait brusquement jaillir de la crasse une étincelle inattendue de drôlerie. Ah cette comparaison (absolument acceptable au demeurant) entre un livre de recettes de cuisine et un recueil de poésie !

Eduardo n’est pas Superman, ses amours ne sont pas inouïes, ses conversations volent en général au ras du sol mais, au détour d’un dialogue avec une serveuse de bar, il découvre que sa mère avait tout d’une princesse de conte de fée, qu’elle aurait pu être le modèle d’un recueil de poèmes dont il possède un exemplaire dédicacé à un libraire taciturne.

L’ombre de cette mystérieuse femme poète plane sur le récit, sur la ville, son génie semble immense et personne ne la connaît en dehors des trois au quatre protagonistes, tous habitants de la Ville de l’éternel printemps. Pourtant tout est loin d’être merveilleux à Cuernavaca, ville jamais nommée directement mais dont tout Mexicain connaît le surnom : on se fait racketter, on peut se faire détrousser en achetant un paquet de cigarettes, la mesquinerie est bien présente, même parmi les poètes locaux qui, tout en douceur, pousseront vers la porte et vers l’anonymat le poète concurrent. On est bien dans un Mexique «normal».

Il reste de la lecture du Lecteur à domicile des effluves très agréables, on a beaucoup souri, on a, en lisant, compris les bienfaits de la lecture, de la poésie qui, si à elle seule ne règle pas tout, au moins permet de réunir des gens très dissemblables et de s’élever personnellement et prouve au lecteur du roman qu’il n’a pas eu tort de s’y plonger.

Christian ROINAT

Le Lecteur à domicile de Fabio Morábito, traduit de l’espagnol (Mexique) par Marianne Million, éd. Corti, 196 p., 20 €. Fabio Morábito en espagnol : El lector a domicilio, ed. Sexto Piso / Emilio, los chistes y la muerte , ed. Anagrama / Cuando las panteras no eran negras, ed. Siruela / La vida ordenada (cuentos), ed. Tusquets / Caja de herramientas, ed. Pre-Textos / El idioma materno, ed. Sexto Piso / Ventanas encendidas (antología de poesía), ed. Visor. Fabio Morábito en français : Les mots croisés / Emilio, les blagues et la mort, éd. Corti.

Né en 1955 à Alexandrie de parents italiens, Fabio Morábito a vécu à Milan jusqu’à l’âge de 15 ans, avant de partir pour Mexico où il vit depuis lors. Il a publié différents recueils de poésie dont Lotes Baldios en 1985, Terrains vagues, éd. Écrits des Forges, 2003, prix Carlos Pellicer 1995, De lunes todo el ano (Prix national de poésie Aguascalientes 1991) et Alguien de lava, 2002. Nouvelliste, il est également l’auteur de La lenta furia, La rida ordenada et También Berlin se olvida. Il a obtenu en 2019 le prix prestigieux Villaurrutia (qu’Octavio Paz notamment avait reçu) pour Le Lecteur à domicile.