Des millions de dollars de pots-de-vin menacent le crédit du président équatorien

Deux ans tout juste après son élection, comme un reflet de symétrie opposée au scandale du «Riz vert» qui touche son adversaire et ex-président Rafael Correa, Lenín Moreno et ses proches sont impliqués dans l’affaire INA Corporation, une entreprise offshore enregistrée au Belize en mars 2012. Ce qu’on appelle «le lobby de la famille Moreno», dont l’un des actionnaires principaux était le frère du président, rappelle la promesse de s’attaquer à la corruption après les élections de mai 2017.

Photo : Alterhéros

Irina, Karina et Cristina, ce sont les prénoms des trois filles de Lenín Moreno à l’origine de l’acronyme de l’entreprise INA Investment Corporation. Cette fâcheuse affaire remonte à 2009 : alors qu’il était vice-président de Rafael Correa, M. Moreno avait organisé plusieurs rendez-vous crépusculaires pour Xavier Carmigniani, son ami proche lié à la vente d’armes, au trafic d’influence et à d’autres activités illicites. L’adjudication d’un contrat avec la compagnie Coca Codo Sinclair, pour la réalisation du plus important projet d’infrastructure publique de l’histoire de l’Équateur –d’un montant d’environ trois mille milliards de dollars– a sans doute été sa plus grande réussite.

Xavier Carmigniani agissait ainsi comme lobbyiste. Il recevait des pots-de-vin des entreprises, parmi lesquelles la Chinoise Sinohydro, et reversait ensuite une partie à Moreno sur un compte ouvert à la Balboa Bank au Panama, via l’entreprise écran INA Investment Corporation. Selon les estimations, Carmigniani aurait ainsi amassé une fortune personnelle supérieure à vingt millions de dollars… Et Moreno ? C’est ce sur quoi la justice est en train d’enquêter.

L’existence de cette société a été mise en lumière en 2015, lors d’une transaction d’argent faite par l’épouse de Carmigniani. Cette année-là, confiant jusqu’à la fatuité en l’impunité du pouvoir, María Patiño a acheté à Genève, avec le compte d’INA Investment, des meubles et d’autres biens de luxe pour Rocío González de Moreno, l’épouse de l’actuel président et première dame de l’Équateur !

Par la suite, depuis les enquêtes ouvertes en 2015, Edwin Moreno, le frère du président, a demandé que son nom soit rayé de la liste des actionnaires d’INA Investiment. Et en avril dernier, la justice équatorienne a décidé de mener des enquêtes supplémentaires, cette fois contre Lenín Moreno.

C’est dans cette ambiance politique délétère que des dizaines de milliers d’Équatoriens sont descendus dans les rues pour exprimer leur colère. Depuis un mois, les manifestants sont excédés par ces scandales à répétition et la clémence excessive du système, mais aussi par la reprise des négociations avec le FMI et la livraison du fondateur de WikiLeaks Julian Assange aux autorités britanniques. Une situation sociale qui s’est nettement dégradée à la suite de l’annonce des privatisations des entreprises publiques, et surtout par la perte des droits des travailleurs à cause de la restructuration de l’État. 320 000 emplois ont été créés entre juin 2017 et mars 2019. Cependant, sur la même période, le chômage a touché un demi-million de personnes.

En même temps, l’opposition menée par l’ex-président Rafael Correa, dont l’entourage est actuellement impliqué dans l’affaire du «Riz vert»[1], se montre ragaillardie par l’association présumée du président avec la société INA Papers. «Ils cachent par tous les moyens l’une des affaires les plus graves de l’histoire du pays. Je n’ai jamais vu autant de preuves, et c’est l’un des cas de corruption les plus cyniques, parce qu’un type,  après sa trahison, a passé deux ans à parler de la lutte contre la corruption», a rappelé Correa, et il ajoute : «Moreno doit aller en prison et anticiper les élections.»

À présent, la prochaine élection présidentielle de 2021 est en effet devenue l’enjeu politique du combat déclaré entre l’ex-chef de l’État M. Correa (2007-2017) et Lenín Moreno, qui a été son vice-président entre 2007 et 2013. Rappelons que la rupture entre les anciens alliés du parti Alianza País a eu lieu lorsque Moreno, une fois élu président, a proposé un référendum constitutionnel pour limiter le nombre de mandats présidentiels, empêchant ainsi Correa de se représenter aux élections de son pays. Toutefois, ce dernier envisage la possibilité de participer en tant que vice-président d’un candidat fantôme, à l’instar de son ex-collègue argentine Cristina Kirchner.

Lenín Moreno, quant à lui, a dardé sans hésitation les fers de la prison contre son ennemi juré lors d’un entretien accordé à BBC Mundo en avril dernier : «En Équateur, nous avons une justice autonome et indépendante, qui a déterminé l’ordre de prison contre M. Correa […] C’est là qu’il devrait être à cause des maux et des blessures qu’il a laissés sur la dignité des Équatoriens et surtout son économie.» De son côté, Correa se considère victime de persécution politique, et il dénonce ce qu’il appelle le «Plan Condor 2», à savoir le virage à droite dans plusieurs pays du Cône Sud, comme une sorte de complot orchestré par les États-Unis afin de détruire «tout ce qui renvoie au progressisme […] comme cela a été fait au Brésil avec le Parti ouvrier, en Argentine contre Cristina Kirchner…».

Comme on peut le constater, les deux camps s’affrontent et on ne sait pas très bien ce qu’il va en sortir. Au milieu, le peuple équatorien se trouve pris en étau entre la soif de revanche de R. Correa, qui se tient pour exclu du jeu, et les intérêts particuliers de L. Moreno. Dans cette situation cornélienne, on voit difficilement cesser la colère des manifestants contre les cachalots de la politique qui détiennent le record de plongée dans les zones sombres des grands fonds, où ils mènent une vie exubérante et où la lumière de la justice pénètre difficilement.

À ce propos, ne manquons pas de citer une pépite de M. Correa qui, dans le même élan dénonciateur et fort de son expérience, a lâché ces paroles péremptoires qui expliquent les procès judiciaires en cours, justifient les décades de comptabilités secrètes et invitent à accepter avec résignation l’impunité historique qui gouverne l’Amérique latine : «il est inévitable, quand on a dix ou douze ans de pouvoir, d’avoir des cas de corruption».

Eduardo UGOLINI


[1] Lire l’article «L’affaire « Riz vert » a un goût amer pour l’entourage de l’ex-président équatorien Rafael Correa».