Le jeu du chat et de la souris se poursuit entre le président de l’Équateur et Julian Assange

Après la diffusion de ses photos, vidéos et conversations privées sur divers réseaux sociaux, Lenín Moreno a dénoncé les tentatives de déstabilisation de son gouvernement : «Avec WikiLeaks, nous avons vu des preuves d’espionnage, d’intervention dans des conversations privées au téléphone, y compris des photos de ma chambre à coucher, de ce que je mange, de comment ma femme, mes filles et mes amis dansent.»

Photo : Peter Nicholls

Mais le plus grave contre le chef d’État équatorien concerne la révélation de documents connexes, surnommés «INA papers». Ces informations, publiées par le portail web inapapers.org, impliqueraient Lenín Moreno et ses plus proches collaborateurs, dont son frère, dans des affaires de corruption. L’intéressé a rejeté en bloc ces accusations en affirmant, sans le nommer, que celui qui représente le degré le plus extrême de son inimitié, à savoir son ex-allié Rafael Correa, en est à l’origine.

«Nous savons qui paie cela. Nous le savons parfaitement. Il est lié à ceux qui ont détourné des milliards de dollars au cours de la décennie passée.» Ainsi Moreno, qui a qualifié Julian Assange de «hacker» et de «problème hérité» qui constitue «plus qu’un tracas», a accusé l’ancien président Correa (2007-2017), l’un des poids lourds de la gauche sud-américaine, connu par sa position «anti-étasunienne». Justement, pour narguer l’Oncle Sam, Correa avait offert l’asile au fondateur de WikiLeaks le 19 juin 2012.

À présent, le cas «Assange», est devenu l’enjeu politique du combat déclaré entre l’actuel président Lenín Moreno et l’ex-chef de l’État qui depuis juillet 2017 réside à Bruxelles avec son épouse belge et a été convoqué par la justice équatorienne car il est soupçonné d’avoir commandité une tentative d’enlèvement d’un opposant politique en 2012. De toute évidence, M. Moreno essaye d’attiser le feu de ce combat à des fins politiques, et se débarrasser de l’encombrant hôte australien semble être une priorité.

De ce fait, la semaine dernière, lors d’un entretien avec des radios locales, M. Moreno a déclaré que «M. Assange a trop souvent réitéré ses violations de l’accord auquel [ils étaient] parvenus avec lui et son conseil juridique.» Et, en ce qui concerne la diffusion de ses données personnelles, parmi lesquelles le contenu de son compte Gmail, il a ajouté que«ce n’est pas qu’il ne peut parler librement, ce n’est pas qu’il ne peut s’exprimer librement, c’est qu’il ne peut mentir et encore moins pirater ou intercepter des comptes ou des téléphones privés». Par ailleurs, le gouvernement équatorien a porté plainte auprès du Rapporteur spécial de l’ONU sur la vie privée.

Cependant, d’après le site du Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI), «Moreno et son gouvernement n’ont présenté aucune preuve de leurs allégations. Ils savent très bien qu’Assange n’a pas d’accès à Internet, le gouvernement l’ayant fermé en mars dernier. La seule preuve de liens de WikiLeaks avec les INA papers, fournie par les partisans de Moreno, est que le compte Twitter de l’organisation, qu’Assange ne contrôle pas, a tweeté des informations et des articles sur ces révélations».

Pour le CIQI, il n’y a pas de doutes : Moreno utilise la publication des «INA papers» comme excuse pour accélérer l’expulsion du désormais célèbre activiste de l’ambassade londonienne. C’est précisément ce que confirme le consul d’Équateur résidant à Londres jusqu’en 2018. Selon Fidel Narvez, le chef de l’État équatorien «cherche un prétexte pour mettre fin à l’asile et à la protection de Julian Assange». À lire entre les lignes : sous la pression de Washington, comme l’a laissé entendre de façon brutale M. Correa en qualifiant Lenín Moreno de «traître» et de «mouton des États-Unis».

C’est dans cette déliquescence politique, après la décennie sans dialogue de l’ère Correa, que s’inscrit la position pro-étasunienne de Moreno. En effet, depuis son élection, l’actuel président tente de construire des ponts avec le grand voisin du nord sur une base d’intérêts commerciaux, sécuritaires, et migratoires. Rappelons que Mike Pence, le vice-président de Donald Trump, est arrivé en juin dernier à Quito pour rencontrer le président équatorien après sa visite au Brésil, lors de sa tournée latino-américaine centrée sur l’alarmante situation politique vénézuélienne, conséquence de la réélection de Nicolás Maduro.

Or, si Moreno cède aux supposées pressions des États-Unis, Assange risque la réclusion à perpétuité, voire la peine de mort, pour la publication par WikiLeaks de centaines de milliers de documents diplomatiques top secret détaillant les actions de la Maison Blanche dans différents pays du Moyen-Orient, mais aussi des dossiers secrets sur les détenus de Guantánamo. Les craintes d’Assange sont bien fondées, surtout depuis que l’administration Trump avait affirmé, en avril 2017, que son arrestation était une «priorité». Et le directeur de la CIA, Mike Pompeo, avait qualifié WikiLeaks «de service de renseignement non étatique hostile», après la publication d’outils d’espionnage utilisés par la Central Intelligence Agency.

De son côté, le Premier ministre australien Scott Morrison a catégoriquement rejeté les nouveaux appels de la famille et des partisans du fondateur de WikiLeaks. Ces derniers demandent au gouvernement de garantir le droit du citoyen australien de rentrer chez lui, à l’abri de la menace d’extradition aux États-Unis. Parmi les nombreux témoignages de soutien, Christine Assange a regretté sur YouTube que son fils soit la victime d’un «assassinat lent et cruel», avant d’ajouter que «les médecins qui l’ont examiné ont averti que ces conditions mettaient sa vie en danger».

Mais le gouvernement de coalition australien, comme le gouvernement travailliste précédent, est bien décidé à rester ferme sur la situation du lanceur d’alerte. Le journaliste Mike Head est de cet avis, et il précise que l’administration Morrison «est déterminée à voir Assange enfermé à vie ou même exécuté aux États-Unis, parce que son travail courageux […] a permis de mettre au jour les crimes de guerre, la surveillance de masse et les machinations antidémocratiques des États-Unis et de leurs alliés».

En attendant la suite, après sept années d’enfermement, on pourrait se demander si l’affaire Assange fournira de nouveaux éléments pour élucider ce scandale diplomatique inouï. Mais aussi, et surtout, s’il apportera des réponses aux maintes questions posées par l’ampleur de l’abîme existant entre la liberté d’expression, la transparence de l’information et les obscurs mobiles employés pour construire un prétendu monde meilleur, sous les impératifs de sécurité de Washington et les barreaux de sa zone d’influence.

Eduardo UGOLINI