Imaginer le père dans Mon citronnier, le premier roman de Samantha Barendson

À quarante ans, après avoir connu l’expérience de la maternité et avoir surmonté un cancer, la narratrice de Mon citronnier, le roman autofictionnel de Samantha Barendson, prend conscience de la profondeur du vide que la disparition précoce de son père a laissé dans sa vie. Elle avait deux ans lorsqu’il est mort et n’en garde aucun souvenir. Quelques photos jaunies et une réticence à en parler de la part de la famille la poussent à chercher des réponses, à poser de nouvelles questions, à recueillir des témoignages. L’enquête devient quête existentielle, les non-dits y opposent une opacité persistante, mais l’obstination de la fille finira par percer le secret. Elle est un de nos écrivains invités aux prochaines Belles Latinas d’octobre 2019.

Photo : J. C. Lattès/Tanguy Guézo

Une petite fille d’abord, une adolescente rebelle ensuite, une femme aussi forte que fragile enfin. Une famille d’origine italienne, une histoire nomade, transitant par l’Espagne, l’Argentine, le Mexique, la France. Des langues qui se croisent, des lieux qui se succèdent. Et une quête qui traverse la vie. «Il paraît que, lorsqu’il est mort, il est allé au cimetière puis dans un jardin. Il paraît que, lorsqu’il est mort, il est devenu un citronnier.»

Texte choral, polyphonique, où la voix de la fille en convoque d’autres, multiples, qui se relèvent pour construire –pour reconstruire– la figure du disparu, le roman est avant tout une sorte d’impossible conversation intime entre une fille et son père, un dialogue fantasmatique où elle l’imagine une et mille fois, se demande quelles étaient ses habitudes, ses goûts, ses gestes. Quels auraient été ses mots s’il avait pu les lui dire, ses rêves et ses espoirs. Les grands-mères, les oncles, les tantes, sa femme, les amis : chacun apporte sa touche au portrait d’un homme beau, séduisant, joueur, volage, rieur et, néanmoins, angoissé par le futur de sa famille et qui ne finit pas de trouver sa voie.

La mort, accidentelle, le surprend pendant son sommeil et loin de tous ; et les étranges circonstances qui l’entourent cachent une vérité que la fille ne découvrira qu’à la fin de sa recherche. Entre-temps, le travail de mémoire oblige à repenser les liens qui unissent les membres de la famille, à dire ce qu’ils ne pouvaient ou ne savaient pas dire, à s’aimer autrement. Le père absent est aussi, en quelque sorte, le catalyseur qui les révèle les uns aux autres.

Samantha personnage, à l’égal de Samantha autrice et de Samantha personne historique qui n’obtiendra jamais de réponse à toutes ses questions, mais à la fin du parcours, elle aura récupéré des objets, des enregistrements, des documents, des récits, des vérités qui donnent au père absent une matérialité, une réalité nouvelles ; elle aura perforé les silences et les oublis, délibérés ou pas, et trouvé une paix jusqu’alors esquive.

La littérature argentine contemporaine est riche en récits d’enfants à la recherche de leurs parents. Et pour cause, dans un pays où la dictature des années 1970 a fait disparaître 30 000 personnes, la plupart jeunes, dont beaucoup avaient des enfants. Ces orphelins racontent aujourd’hui le drame de la disparition, et les formes que cette littérature adopte ne sont pas si différentes de celles choisies par Samantha Barendson. Son père n’est pas un desaparecido pour des raisons politiques, quoiqu’il aurait pu l’être. Mais l’expérience de ce vide fondateur n’est pas, en soi, si différente ; le texte s’intègre sans heurts dans ce corpus qui constitue déjà un sous-genre et au sein duquel on trouve aussi bien des histoires réelles que des histoires fictives.

La structure est, comme dans les autres cas, celle de l’enquête ; mais Samantha Barendson en fait quelque chose d’autre, plus intime et plus poétique. C’est le ton du discours qui se révèle d’une force et d’une efficacité remarquables : lucide, nostalgique, moqueur et lyrique à la fois. Elle trouve les mots pour le dire, elle trouve les mots pour se dire. Et cela, avec une sorte de sagesse et de liberté que seul l’amour peut produire ; car «il est trop tard pour combler mes vides mais il est encore temps pour stopper la déchirure et suturer enfin notre histoire familiale».

María A. SEMILLA DURÁN

Mon citronnier de Samantha Barendson, J. C. Lattès, Paris, 2017, 200 p., 17 €.

Née en 1976 en Espagne, de père italien et de mère argentine, Samantha Barendson vit aujourd’hui à Lyon. Elle travaille dans le monde scientifique, a publié des recueils de poèmes. Elle aime déclamer sur scène, un peu frustrée de n’être pas une chanteuse de tango.