Vers une nouvelle situation de guérilla en Colombie face aux accords de paix ?

L’attentat du 17 janvier dernier, perpétué contre l’École de police à Bogotá, et qui a fait 21 morts et plusieurs dizaines de blessés, a finalement été revendiqué par l’ELN (Ejército de Liberación Nacional), un groupe guérillero qui mène une guerre contre l’État colombien depuis 1964. Toutes les forces politiques colombiennes, à gauche comme à droite, dont l’ancienne guérilla des FARC, aujourd’hui transformée en parti politique, ont condamné l’attentat dans les termes les plus fermes. Nous reproduisons ici une tribune de l’IRIS.

Photo : Amambay News

Dauphin politique de l’ex-président Alvaro Uribe, l’actuel président colombien Iván Duque avait mené sa campagne présidentielle de 2018 en critiquant les accords de paix signés en novembre 2016 entre le gouvernement du président Juan Manuel Santos et les FARC. Il s’était aussi opposé au nouveau processus de négociation entamé avec l’ELN depuis février 2017.

Si les auteurs de l’attentat pensaient que leur acte obligerait le président Duque à relancer les négociations de paix, leur pari a échoué. L’attentat a fourni une raison de poids au nouveau gouvernement pour annoncer la fin des pourparlers avec la guérilla. La «paix complète» qui avait pour but la fin des hostilités avec les deux grands groupes insurgés de Colombie n’aura donc pas lieu cette fois-ci.

Il se pose cependant une autre question qui a déjà des sérieuses retombées internationales. Au-delà de la fin des négociations, le gouvernement colombien a demandé que Cuba, siège des pourparlers de paix, lui livre les membres de la délégation de l’ELN pour que ceux-ci soient jugés pour actes terroristes en Colombie. Le problème est que cette exigence va à l’encontre du «protocole en cas de rupture des négociations» qui a été signé par le gouvernement colombien, l’ELN et les six pays garants initiaux : le Brésil, le Chili, Cuba, l’Équateur (garant jusqu’en avril 2018), la Norvège et le Venezuela (garant jusqu’en septembre 2018).

Or ce protocole existe précisément pour que les délégations puissent, dans l’éventualité de désaccords insurmontables, retourner indemnes dans leurs théâtres d’opérations. Sans protocole de ce type, aucune négociation de paix ne serait possible nulle part. Tous les pourparlers qui ont eu lieu en Colombie depuis les années 1980 ont été dotés de protocoles de ce genre qui ont d’ailleurs été appliqués à la lettre chaque fois que les négociations n’ont abouti à rien.

Il faut ajouter que, mis à part un bref cessez-le-feu en septembre 2017, les négociations entre le gouvernement colombien et l’ELN se sont déroulées sur toile de fond d’affrontements fréquents. Un des représentants des pays garants admettait, en 2017, qu’à la table des négociations, «on ne parle pas des morts»[i].

La réponse du gouvernement cubain ne s’est pas fait attendre. Après avoir condamné l’attentat, Cuba a confirmé qu’elle «agirait en strict respect des Protocoles des dialogues de paix signés par le gouvernement [colombien] et l’ELN». Cuba n’extraderait pas les guérilleros vers la Colombie.

Face à la réponse cubaine, le président Duque a insisté qu’on «ne pouvait justifier un protocole qui empêcherait que justice soit faite». Il a aussi fait remarquer que son gouvernement n’était plus, de fait, en pourparlers avec la guérilla, et que pour autant ce protocole n’était plus applicable. Plusieurs analystes colombiens ont rétorqué que s’il était vrai qu’aucun représentant du gouvernement colombien ne se trouvait à La Havane au moment de l’attentat, certains contacts avaient néanmoins été maintenus et qu’aucune rupture officielle n’avait été annoncée[ii].

Reste les autres pays garants. La Norvège, qui a joué un rôle fondamental dans le processus de paix avec les FARC et dans les négociations avec l’ELN, a rappelé au gouvernement colombien, par le biais d’une note verbale assez ferme, qu’elle avait «accepté d’assumer la responsabilité d’être un pays garant», qu’elle «prenait très au sérieux cette responsabilité et la confiance en elle déposée», qu’elle avait signé le protocole ; avant d’ajouter : «en tant que facilitateur et garant conséquent, la Norvège doit respecter ses engagements»[iii]. La position de la Norvège, pays légitime en matière de négociation de paix du fait de son expérience accrue dans plusieurs processus de ce genre, aura surement un impact dans certains cercles diplomatiques.

Le Chili a exprimé au contraire son «appui total au gouvernement colombien et sa ferme détermination de poursuivre en justice les responsables de cet acte terroriste brutal», sans rien dire de précis sur la potentielle rupture du protocole. Quant au Brésil, il n’a encore rien dit. Il est facile d’imaginer que les diplomates d’Itamaraty, le prestigieux ministère brésilien des Affaires étrangères, croisent les doigts pour que le président Jair Bolsonaro ne se prononce pas.

L’opinion des élites de la diplomatie mondiale n’est sans doute pas le souci le plus criant du président Duque, plus préoccupé par une opinion publique colombienne fortement interpellée par l’attentat du 17 janvier. Pourtant, la position du président Duque face à Cuba ne fait pas l’unanimité dans un pays marqué par une tradition légaliste de longue date. Toute l’opposition, au centre-droit comme à gauche, s’accorde sur le manque de sérieux d’un gouvernement qui se doit de respecter les engagements de l’État colombien.

L’opinion éditoriale du quotidien colombien El Espectador du 22 janvier est accablante : «C’est de cette façon que le gouvernement Duque va traiter les pays alliés qui ont été fondamentaux pour les négociations ? En les mettant dos au mur ? Ces pays ont prêté leur crédibilité pour que les deux parties puissent avoir confiance, que des règles définies au préalable soient dûment respectées. Comment peut-on aujourd’hui exiger qu’ils violent ces règles et, s’ils ne cèdent pas, laisser entendre qu’ils sont des facilitateurs du terrorisme ?»

Cette nouvelle crise latino-américaine s’insère dans le contexte de forte polarisation aux accents prononcés de guerre froide, notamment signalée par Jean-Jacques Kourliandsky sur le site de l’IRIS. Le regain des pressions contre Cuba, accélérées aujourd’hui par les revers successifs de la gauche dans le sous-continent, joue sans doute beaucoup. Aux États-Unis, l’influent sénateur républicain Marco Rubio a tweeté que «les leaders [de l’ELN] vivent à Cuba sous la protection du régime» et «opèrent depuis le Venezuela […] Tous deux des États qui parrainent le terrorisme». Le secrétaire général de l’Organisation des États américains, Luis Almagro, en campagne depuis peu contre le gouvernement cubain et à la recherche de votes pour sa réélection, a lui aussi soutenu la demande d’extradition colombienne.

Hormis la reprise d’une guerre fratricide qui a déjà fait beaucoup de morts, la conséquence de ces événements sera d’empêcher toute possibilité de pourparlers de paix dans un futur immédiat. La guérilla de l’ELN ne s’empressera pas de rejoindre une table de négociation ; les pays voisins ne se hâteront guère à se porter volontaires. Il faut espérer que ce retour à la violence ne colonisera pas le post-conflit dans le cas des accords avec les FARC. Certains indices nous mènent à penser que c’est déjà le cas.

Quant à sa dimension internationale, cette nouvelle couche d’animosité vient s’ajouter au contexte de mésententes latino-américaines croissantes qui menacent de façon de plus en plus alarmante la stabilité régionale.

Guillaume LONG
D’après l’IRIS

[i] Conversation avec le représentant anonyme d’un pays garant.

[ii] Voir en particulier https://lasillavacia.com/blogs/mi-plebi-si-tio/es-valida-la-exigencia-cuba-de-que-entregue-los-negociadores-del-eln-69646

[iii] Note verbale du Royaume de Norvège du 22 février.