Depuis avril dernier, un mouvement féministe historique ébranle le Chili

Depuis le 17 avril dernier, une énorme vague de manifestations féministes embrase le Chili. L’élément déclencheur de ce mouvement inédit : un nouveau cas de harcèlement sexuel d’un professeur envers une employée de l’université australe du Chili, à Valdivia, située à 850 kilomètres au sud de la capitale. Reconnu coupable, l’homme a reçu comme unique sanction sa mutation vers un autre poste, ce qui a conduit à la première occupation féministe de l’université.

Photo : France 24

En 2016, à l’Université du Chili de Santiago, deux professeurs avaient été accusés pour abus de pouvoir et harcèlement sexuel. Les étudiantes en droit avaient à leur tour occupé leur faculté pour exiger l’aboutissement de la procédure d’enquête. Depuis, plus d’une vingtaine d’universités dans le pays ont été bloquées et les dénonciations de comportements sexistes ne cessent de voir le jour à travers tout le pays. Exigeant des sanctions réelles en cas d’abus sexuels, l’élaboration d’un protocole normatif, ainsi qu’une éducation non sexiste, les étudiantes organisent des assemblées, des marches massives dans les rues de la capitale et dans de nombreuses autres villes du pays.

Un mois après les évènements du 17 avril, ce sont plus de 150 000 personnes qui ont manifesté à Santiago et plus de 200 000 à travers tout le pays, selon les organisatrices du rassemblement. Alors qu’un automne très froid s’est déjà installé dans le pays, de nombreuses étudiantes marchent seins nus, à l’image des Femen, pour «dénuder le patriarcat» selon leurs propres mots, réaffirmant ainsi leur pouvoir de décision sur leur propre corps et provoquant parfois des débats et polémiques dans un pays conservateur qui se déchire socialement à chaque remise en cause de l’ordre établi. La preuve en est qu’à l’heure actuelle, les femmes ne peuvent toujours pas avorter librement. C’est seulement depuis août 2017 que les femmes dont la vie est en danger, qui ont été violées ou dont le fœtus est jugé non viable, ont obtenu le droit d’avoir recours à l’interruption volontaire de grossesse.

Il s’agit donc d’un mouvement historique et populaire soutenu par 69% de la population. Parmi les slogans dénonçant les abus sexuels machistes dont les femmes sont victimes, on peut lire : «Non c’est Non», «Non au harcèlement sexuel et à l’impunité» ou encore «Occupation féministe des universités».

Le 6 juin dernier, les étudiantes accompagnées de femmes de toutes catégories sociales confondues ont organisé une grève générale et une nouvelle marche considérant que le mouvement ne peut pas s’arrêter là. Catalina Cabello, une des porte-paroles du mouvement de l’Université catholique, déclare que «ce mouvement ne se limite pas au domaine universitaire, nous souhaitons faire partie de la construction d’une nouvelle société féministe». Il faut dire qu’il est né dans la continuité du ras le bol international généralisé, souligné par les mouvements #MeToo et son homologue argentin #NiUnaMenos, qui dénoncent les violences et abus envers les femmes alors que nous fêtons cette année le cinquantième anniversaire de mai 68. Le mouvement est d’ailleurs surnommé le «mai 2018 des femmes chiliennes».

Au Chili, ces manifestations s’inscrivent dans la lignée du mouvement de 2011 entrepris par les étudiantes lors du le premier gouvernement de Sebastián Piñera, qui protestaient contre le lucre dans l’éducation. Le précèdent mandat du milliardaire (2010-2014) a en effet été marqué par un mouvement étudiant en faveur de l’éducation publique, gratuite et de qualité, qui avait rassemblé les plus grandes manifestations depuis la chute de la dictature de Pinochet en 1990. Mouvement qui a découlé de la loi de gratuité approuvée par le gouvernent suivant de la socialiste Michelle Bachelet, ainsi que de la loi pour un droit à l’avortement limité en 2017. Le droit au divorce n’a quant à lui été reconnu qu’en 2004. «C’est une rébellion culturelle contre le patriarcat» a déclaré Faride Zerán, écrivaine et vice-rectrice du département d’Extension Comunicaciones de l’Université du Chili, à l’AFP.

«C’est un processus où la société avance vers des changements dans les domaines de l’égalité des sexes.» Dans ce sens, cette lutte ne se limite pas aux universités ; elle est plus profonde et populaire contre les discriminations faites envers la femme chilienne au sein du travail, de la famille et de l’ensemble de la société. «Le mouvement féministe actuel est porteur d’une puissance mobilisatrice car il articule divers conflits sociaux.» «On demande à en finir avec les inégalités de genre, la culture du viol, le machisme et le système patriarcal, des problèmes dont l’expression la plus extrême réside dans les féminicides, qui trouvent leur origine dans un cycle de violences –interfamiliales notamment– qui ne sont pas punies légalement.»

Face à l’ampleur du mouvement, le président chilien, Sebastián Piñera, a annoncé fin mai une série de mesures rassemblées dans «l’agenda des femmes» en douze points, dont la plus symbolique consiste à inscrire l’égalité hommes-femmes dans la Constitution. Il espère ainsi calmer une colère étudiante, dont il ne connaît que trop bien le caractère ingouvernable. La réponse rapide et solennelle de Piñera ne convainc donc pas dans les rangs des activistes du «Mai chilien».«La déclaration du gouvernement était nécessaire, mais elle est symbolique et insuffisante», estime Maria Fernanda Barrera.

Le président s’est engagé à établir le droit universel aux crèches, dans lesquelles les femmes actives pourraient laisser leurs enfants, à mettre fin aux inégalités de cotisations sociales entre hommes et femmes dans le cadre du système de santé privé actuel, entre autres. «C’est le moment de l’égalité pleine des femmes et rien ni personne ne pourra nous arrêter», a dit le président Piñera au moment de la signature d’un projet de réforme de la Constitution garantissant l’égalité des droits entre femmes et hommes.  

Cette puissance mobilisatrice se ressent effectivement dans l’ensemble du pays : c’est à Concepción, ville étudiante située à 500 kilomètres au sud de Santiago, que s’est tenu ce week-end le «premier meeting national de femmes autoconvoquées». Il a réuni environ 700 femmes, venues de tout le Chili pour débattre des questions inhérentes au mouvement qui a débuté quelques semaines plus tôt. Dayenú Meza Corvalán, sociologue et militante féministe, s’est rendue dans sa ville natale pour l’occasion. «Je ne sais pas si je peux parler d’une vague féministe, car ce n’est pas le premier mouvement féministe que connaît le Chili. Ce qui est intéressant, ce sont les nouvelles formes de mobilisation», affirme-t-elle.

Il est vrai que les organisations traditionnelles étudiantes se sont retrouvées dépassées par les assemblées autonomes, soulignant l’hétérogénéité du mouvement féministe. Cependant, la jeune femme est optimiste : «Je crois que nous vivons un moment historique.» À la vue des universités barricadées et recouvertes de messages féministes, on ne peut que confirmer cette impression. Durant les récentes manifestations, l’une des banderoles énonçait déjà la prophétie suivante : «La révolution sera féministe, ou ne sera pas.»

L’Église a joué historiquement un rôle, favorable au maintien de la subordination des femmes, avec plus de poids que dans d’autres pays de la région, notamment sous l’influence de groupes comme l’Opus Dei dans certains médias et dans certaines universités d’importance nationale. Ces secteurs conservateurs, auxquels se sont joints ces dernières années les évangéliques, s’opposent en permanence aux campagnes et programmes d’éducation sexuelle ainsi qu’à la rédaction de lois favorables à l’égalité de genre. La vague de dénonciations d’abus sexuels commis par des ecclésiastiques semble avoir affaibli la confiance en l’Église comme institution, mais il existe une religiosité sociale qui justifie encore beaucoup de stéréotypes de la famille et de la femme.

Cette même Église aujourd’hui secouée par le scandale des actes pédophiles des nombreux prêtres et par la dernière perquisition par la justice chilienne de l’archevêché de Santiago, ordonné par le juge chargé d’enquêter sur quelques cas. Les institutions les plus conservatrices au Chili sont donc sérieusement ébranlées par la jeunesse chilienne.

Olga BARRY