Des héros donquichottesques et une plume tendre dans «La Nuit de l’Usine» d’Eduardo Sacheri

Auteur du roman, puis du scénario du film oscarisé en 2009 Dans ses yeux, Eduardo Sacheri publie peu, occupé par son métier de professeur de collège. Les deux romans déjà sortis en France (Petits papiers au gré du vent et Le bonheur c’était ça) nous avaient séduits. La Nuit de l’Usine, Prix Alfaguara 2016, confirme les immenses qualités de cet homme discret. Humour sensible, suspense, ambiance de polar classique et de crise sociale, tout cela fait de ce roman une des grandes révélations de l’année.

Photo : éd. Héloïse d’Ormesson

Tout commence la nuit de la Saint-Sylvestre de l’an 2000… L’Argentine se débat dans une de ses pires crises économiques. À O’Connor, un village perdu de la province de Buenos Aires, près de General Villegas (où est né le grand Manuel Puig), on parle de pesos au cours du dollar, de désertification rurale et d’une possible création d’emplois. À l’échelle des mille habitants du lieu, si l’on crée une coopérative, ce ne sera sûrement pas des centaines de postes nouveaux, au mieux quinze ou vingt… Le ton est donné : ce n’est pas une épopée qui va commencer. Et pourtant… Une épopée serait-elle réservée aux héros glorieux et irréprochables ? Eduardo Sacheri démontre que non !

Huit voisins décident d’investir dans le rachat d’une usine abandonnée pour sortir de la misère. Mais lorsqu’ils découvrent quelques mois plus tard qu’ils ont été la cible d’une vaste escroquerie orchestrée par un homme d’affaires local, ils n’ont plus qu’une idée en tête : obtenir justice. Commence alors une épopée abracadabrante pour récupérer leurs biens, à l’heure où l’Argentine plonge dans la détresse sociale…

L’Argentine s’enfonce dans la crise, la télévision montre les clients qui frappent les rideaux de fer des banques car ils n’ont désormais plus le droit de retirer plus de 250 dollars par semaine. Eduardo Sacheri montre les ravages de la crise chez les plus modestes, ceux qui possédaient un petit revenu qui leur est à présent interdit. Dans le village, la majorité souffre et quelques uns, un en fait, nommé Manzi, fait mieux que survivre, ses relations, ses informateurs lui sont d’une grande aide. Pour Manzi, la lutte pour la vie est inévitable, nécessaire, naturelle. Quand il provoque la ruine de quelques concitoyens, il ne fait qu’appliquer la loi naturelle : survivre. Ce qu’il n’a pas imaginé, c’est que ses huit victimes n’accepteront pas de se laisser plumer.

Le modeste meneur est un ancien footballeur qui a eu son heure de gloire autrefois et qui est revenu dans son village pour tenir une station service qui lui permet de vivre, avec sa femme et son fils, jusqu’à ce que Manzi ouvre la sienne, miraculeusement au bord d’une rocade qui n’existe pas encore, mais qui ne va pas tarder, Manzi est un des rares à le savoir. Ses compagnons lui ressemblent, deux frères fusionnels, pleins de bonne volonté mais à l’intelligence carrément limitée, un petit patron et son fils dont il méprise la nonchalance et un brave homme inadapté socialement.

On va trouver des méchants vraiment méchants et des gens bien, et même très bien, pourtant Eduardo Sacheri refuse la caricature : chacun a ses problèmes, ses zones d’ombre et de lumière. Même à des milliers de kilomètres de O’Connor, on se sent forcément chez soi, à côté de ces malheureux qui, d’une façon ou d’une autre, nous ressemblent par leurs faiblesses, leur optimisme et leurs doutes. Les huit hommes n’ont vraiment rien de surhommes, mais en faisant fonctionner leur cerveau, et surtout en mettant en commun leurs idées, leurs erreurs et leurs questions, ils avanceront sur un chemin parsemé d’obstacles. Jusqu’où ? Le roman sait rester réaliste et surtout il est rempli d’un humour tendre, plein d’empathie pour ces personnages, uniquement des hommes, comme dans les grands films hollywoodiens qui débordent de testostérone, sauf qu’ici, elle est curieusement détournée : la virilité réelle ne consiste pas qu’à rouler des mécaniques ! Et les efforts quasi surhumains eux aussi du « méchant » pour défendre son bien mal acquis sont un régal supplémentaire.

En refermant le livre, on a énormément de mal à quitter ce groupe d’amis, à les laisser continuer à vivre une vie ordinaire qui a été illuminée par des aventures dignes des plus grands. Il est rare que soient réunies autant de qualités dans un roman qui ne cherche au départ qu’à faire passer un bon moment à ses lecteurs. Contrat parfaitement réussi.

Christian ROINAT

La Nuit de l’Usine d’Eduardo Sacheri, traduit de l’espagnol (Argentine) par Nicolas Véron, éd. Héloïse d’Ormesson, 441 p., 22 €. Eduardo Sacheri en espagnol : El secreto de sus ojos / Papeles en el viento / La noche de la Usina, ed. Alfaguara / Los traidores y otros cuentos, ed. RBA, Barcelone. Eduardo Sacheri en français : Petits papiers au gré du vent / Le bonheur c’était ça, éd. Héloïse d’Ormesson.