«Aucune pierre ne brise la nuit», regards croisés sur l’Argentine post-dictatoriale

Ce nouveau roman de Frédéric Couderc (écrivain invité à Bellas Francesas au printemps 2017, puis à Belles Latinas à l’automne de la même année), par le biais d’une fiction très originale et parfaitement maîtrisée, nous transporte en France et en Argentine dans les années 1998, soit une vingtaine d’années après les horreurs de la dictature. Le tableau exposé au Havre d’un Français vivant en Argentine, un Argentin exilé et une Française femme de diplomate le contemplant en même temps, rencontre improbable et décisive, voilà le point de départ d’une formidable quête autour des disparus et d’une plongée dans les eaux sombres de cette terrible dictature des années soixante-dix.

Photo : Heloise D’Ormesson

Tout commence donc avec un tableau assez médiocre, représentant le port de Buenos Aires, ses grues et six dockers, assorti d’un mystérieux commentaire. Le peintre est un Français, Ferdinand Constant, qui vit depuis les années soixante en Argentine. Nous découvrirons peu à peu le passé de cet homme et des six dockers qui ne sont pas anodins, ses liens avec Gabriel, l’exilé qui regarde la peinture, la reconnaît et replonge dans son douloureux passé : l’arrestation et la perte, en 1977, de sa compagne, la fille de ce Constant complice des militaires depuis l’Algérie et l’OAS.

Face à Gabriel, Ariane qui a vécu également en Argentine en 1977, expatriée, femme de diplomate, dans sa bulle de privilégiée. Tous deux se revoient à Paris : coup de foudre et coup de théâtre pour chacun. Ariane découvre que sa fille, Clara, adoptée à Buenos Aires est en fait une enfant volée par les militaires auxquels son mari l’a achetée. Gabriel de son côté apprend que sa compagne Véro a été exécutée dans un vol de la mort après son accouchement en prison et que le bébé a, bien sûr, disparu. Gabriel ignorait tout de cette grossesse.

À partir de là, l’intrigue se resserre, se complexifie, chacun doit assumer des choix, prendre des décisions douloureuses. Et nous, lecteurs, sommes emportés dans un tourbillon étourdissant de péripéties, d’informations, de suspense angoissant. Certaines scènes sont dignes d’un thriller palpitant, car il faut ajouter à la double enquête d’Ariane et de Gabriel, la vengeance de Constant, père de Véro, qui se sent trahi par ses anciens camarades d’une bien sale période. Il est resté un tueur sans scrupule et ira jusqu’au bout de sa vendetta haineuse.

Sur un ton très juste, l’auteur analyse également les états d’âme de ses héros : tous les scrupules d’Ariane, sa peur de perdre sa fille et de bouleverser son avenir, d’être elle-même accusée de vol d’enfant.  Il met en valeur son courage et sa détermination à aller jusqu’au bout, en faisant voler en morceaux sa vie confortable et en affrontant l’inconnu. Il nous livre aussi la souffrance de Gabriel, ses doutes sur la force du pardon, sur la capacité de la justice à réparer les tragédies. Certains passages sont rendus véritablement poignants par l’écriture sobre, précise et pleine d’émotion de Frédéric Couderc.

Reste la belle histoire d’amour au milieu de ces fantômes, ce formidable coup de foudre qui régénère Ariane et Gabriel malgré leurs différences et leur passé aux antipodes et qui leur donne la force d’affronter la réalité. Et derrière le récit, les péripéties, les coups de théâtre, le lecteur découvre l’Histoire, comment des militaires français ont appris la torture à des militaires argentins envoyés en stage en Algérie, puis comment ils se sont réfugiés là-bas quand, ex-OAS, ils sont devenus des parias, et comment ils ont continué à «aider».

L’auteur nous dévoile aussi les pratiques des militaires, le mode d’emploi inhumain pour voler les bébés des prisonnières et les revendre ; nous suivons dans un chapitre bouleversant tout le martyre de Véro depuis son arrestation jusqu’à sa mort. Le ton est si juste qu’on en a les larmes aux yeux. Mais, lueur d’espoir vingt ans plus tard, il y a aussi la description de l’organisation sans faille des grands-mères de la place de Mai, leur travail de fourmis pour retrouver ces bébés volés. L’auteur pose aussi les problèmes soulevés par la révélation d’une nouvelle identité pour ces jeunes confrontés à un passé qu’ils ne soupçonnaient pas et à l’amour qu’ils portent à leurs parents adoptifs. Il y a enfin la description fabuleuse de la ville de Buenos Aires, les rues, les décors, les ambiances, les traces du passé et les blessures occasionnées par le passage de la dictature qui a fait beaucoup de dégâts. On marche dans les pas d’Ariane et de Gabriel en partageant les sensations exactes qu’ils nous livrent.

Voilà donc un formidable récit foisonnant où s’entremêlent une belle passion amoureuse, des personnages très attachants, des dialogues et des introspections tout à fait justes, des scènes de reconstitution du passé très fortes et des renseignements précieux sur la dictature et ses conséquences actuelles. S’y ajoute une réflexion philosophique sur le pardon, la foi en la justice et la compassion qui redonne un peu d’optimisme. N’oublions pas de souligner l’angle d’attaque très original et inédit jusqu’alors pour aborder ce thème douloureux de la dictature.Vraiment, c’est un excellent roman à découvrir au plus vite !

Louise LAURENT

Aucune pierre ne brise la nuit de Frédéric Couderc, éd. Héloise d’Ormesson, 320 p., 19 euros.