Deux ans après la signature de la paix en Colombie : un accord qui perd ses plumes ?

La «Communauté internationale», expression peu satisfaisante mais commode, avait applaudi le 26 septembre 2016 la signature de la paix en Colombie. Près de deux ans plus tard, la colombe de paix lancée à cette occasion peine à rester en vol. De quelle paix, il est vrai, parlait-on ? L’accord célébré en grande pompe au palais des Congrès de Carthagène engageait, pensait-on, l’État colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie, les FARC. Ce traité était censé mettre un terme définitif à cinquante-trois ans de conflit, soldé par plusieurs dizaines de milliers de victimes. Le constat que l’on peut faire le 23 avril 2018 est celui d’un accord qui perd ses plumes.

Photo : Tusemanario

La plume gouvernementale a perdu de ses couleurs. Les électeurs colombiens consultés par référendum le 2 octobre 2016 ont, à une faible majorité, mais une majorité tout de même, rejeté ces accords. Des responsables politiques, militaires et religieux ont depuis levé la voix et signalé publiquement au président Santos leur désaccord. Un président en fin de mandat, un président qui ne peut pas se représenter. Un président dont l’héritier potentiel, le vice-président sortant Germán Vargas Lleras, évite de parler et encore moins de revendiquer les acquis de la paix. Il n’est pas le seul. Aux présidentielles du 27 mai prochain, la défense de ces accords ne fait pas consensus. La dominante se situe entre condamnation, silence prudent et engagement discret. Plusieurs dizaines de membres des FARC désarmés ont été assassinés. Le gouvernement appelle à l’application des accords. Il promet les foudres de la loi aux anciens combattants qui hésiteraient à prendre le chemin de la paix. Alors que les ex-combattants croupissent dans des campements de moins en moins provisoires, les ETCR, «Espaces territoriaux de capacitation et réincorporation». Le 9 avril, la justice a décidé d’incarcérer l’un des négociateurs des FARC qui serait compromis dans le trafic de stupéfiants.

La plume FARC a perdu de sa vitalité. L’accord remis sur rail comme le traité de Lisbonne sur l’Union européenne par un laborieux rabibochage parlementaire, le 24 novembre 2016, a dévissé à plusieurs reprises. Les FARC ont créé le 1er septembre 2017 un parti, sous le même sigle, les Forces Alternatives Révolutionnaires du Commun. Elles pensaient participer aux législatives et aux présidentielles des 11 mars et 27 mai 2018 sur un pied d’égalité. Ses candidats ont été conspués, caillassés, menacés. Le chef des FARC, Rodrigo Londoño, dit «Timochenko», a jeté l’éponge. Victime d’un accident cardiaque, il est aujourd’hui sous traitement médical. Ces évènements ont pesé sur le moral des troupes. Le sort matériel réservé aux anciens guérilleros, l’incarcération de Jesús Santrich, négociateur des FARC, le 9 avril, ont accéléré les désertions. Avec pour certains un reclassement délinquant comme cela s’était produit pour les mêmes raisons au Nicaragua et au Salvador après la signature des accords de paix Gouvernements/Guérillas. Estimées officiellement à 7%, au mois de novembre 2017, des 12482 démobilisés, les désertions toucheraient, en mars 2018, 20% de l’effectif initial. Le prudent repli, loin de Bogotá, de Luciano Marín Arango, «Iván Márquez», membre du Secrétariat des FARC, rendu public le 19 avril 2018, la «disparition» concomitante d’Hernán Darío Vásquez, «El Paisa», ancien chef d’une colonne armée des FARC, témoignent de la dégradation du climat et du processus de paix.

Cette paix en gruyère arrache d’autant plus de plumes que les relaps de la paix tombent dans un bouillon de culture porteur de violences. Les FARC, il ne fallait pas l’oublier, n’étaient pas les seuls fauteurs de violences. Groupes paramilitaires reconvertis en Bacrims, en Bandes criminelles, ELN, Armée de libération nationale, ERP, Armée populaire de libération (EPL), restaient et restent opérationnels. Prêts à accueillir les dissidents de la paix. Et prêts aussi éventuellement à les combattre. Les querelles territoriales ont pris ces derniers temps un tour préoccupant dans plusieurs régions de la Colombie. La région du Chocó, le Pacifique colombien et, plus au sud, celle du port de Buenaventura, ont été les premières touchées. Le terrain abandonné par les FARC a été réoccupé de façon violente par des groupes criminels. Les assassinats de responsables syndicaux ou associatifs se sont multipliés. Cent-un ont été exécutés de janvier 2017 à février 2018. Soumis à des pressions physiques insoutenables, près de 15 000 personnes ont quitté leurs foyers en 2017. Au nord-ouest, ELN et groupes Gaitanistas du Clan du Golfe se disputent le contrôle de la frontière avec le Panama. Plus au sud, le relai a été pris dans la région limitrophe de l’Équateur. Un front des FARC, n°29, refusant la paix de Carthagène, est entré en dissidence. Ce GAOR (Groupe armé organisé résiduel), fragmenté en cinq branches, dispute le contrôle des territoires situés des deux côtés de la frontière aux forces de l’ordre colombienne et équatorienne, mais aussi à des concurrents, ELN, délinquants du Clan du Golfe et de la Gente del Orden. Attentats, enlèvements, assassinats se sont multipliés depuis le 27 janvier 2018. Au nord-est du pays, dans le canton de Catatumbo, Nord de Santander, le départ des FARC a ouvert un conflit brutal entre ELN et EPL (Armée populaire de libération) le 5 mars 2018. Ici encore à l’origine d’une trentaine de victimes et du déplacement de 3000 personnes.

Les statistiques officielles enregistrent une forte dégradation de la sécurité publique. 3491 assassinats au premier trimestre 2018, soit une hausse de 7,2%. Ainsi que le retour à des pratiques de violences exacerbées comme la découpe et la dispersion dans des sacs plastiques du corps des personnes assassinées (crime dit des embolsados). Cette dégradation est d’autant plus difficile à contenir que le contexte international est indifférent ou hostile. Face à cette montée des périls sur sa frontière nord, l’Équateur a décidé de ne plus accueillir les pourparlers de paix entre l’ELN et Bogotá ouverts à Quito en 2017. Le Venezuela, l’un des pays garants des accords de Carthagène avec les FARC, est hors jeu diplomatiquement, accaparé par sa crise intérieure, économique, sociale et politique. Qui plus est le président Santos, qui doit par ailleurs accueillir des centaines de milliers de réfugiés économiques vénézuéliens, a durci le ton avec Caracas. Les États-Unis de Donald Trump, enfin, ont rompu avec la politique de soutien apporté au processus de paix voulue par Barack Obama. Priorité à la lutte contre le trafic de stupéfiants a «touité» Donald Trump. Qui a envoyé à Bogotá son vice-président remettre cette feuille de route au président Santos.

Les Nations unies s’inquiètent. Jean Arnault, chef de la mission de vérification de l’ONU, a présenté au Conseil de sécurité début avril 2018 un rapport qui multiplie les sonnettes d’alarme. Il confirme celui de la Commission internationale de vérification des droits humains en Colombie qui signalait en février 2018 que seuls 18,5% de ce qui a été signé par l’État a été engagé. La sécurité des ex-combattants n’est pas garantie. Leur réincorporation économique, pas plus. La violence et les assassinats de responsables communautaires ont fortement progressé, ajoutent-ils.

Le procureur général colombien, Néstor Humberto Martínez, a signalé avec bon sens le 19 avril 2018 que le cœur des conflits n’était pas politique mais financier. Les disputes territoriales, a-t-il dit, relèvent du contrôle de régions «productrices» d’argent sale, souvent liées au trafic de stupéfiants. Dérive prévisible qui aurait dû mobiliser les finances publiques afin d’assurer les dividendes de la paix. Mais les ennemis des FARC étaient et sont tout aussi hostiles à toute fiscalité exceptionnelle pour gagner la paix. Le prix à payer par la Colombie, finalement, risque d’être plus lourd que celui de l’impôt refusé par les pompiers incendiaires du tout sécuritaire.

Jean-Jacques KOURLIANDSKY