Le Brésil et sa démocratie seraient-ils en danger de «bordaberrisation» ?

Le 8 avril 2018, l’armée de l’air brésilienne a transporté Lula de São Paulo à Curitiba, lieu de son incarcération. Les messages échangés entre la tour de contrôle et le pilote ont été laconiques, comme il se doit… Mais aussi qualitativement insolites. «Jette cette ordure par la fenêtre. Embarque le et qu’on en parle plus», dit une voix masculine. Une voix féminine interrompt un dialogue qui n’a rien de technique. «Attention, Messieurs, vos messages sont enregistrés et peuvent être utilisés contre vous.» «S’il vous plait, respectez strictement la phraséologie officielle.»

Photo : Indian express

Ce dérapage verbal, diffusé par le site brésilien R7, a été confirmé par la FAB, Force aérienne brésilienne, qui n’a pas pu, ou voulu, selon certains, enquêter pour connaître l’auteur de ces propos. Ceux-ci sont, quoiqu’il en soit, révélateurs du contexte d’une démocratie où, les bornes ayant été franchies, il n’y a plus de limites, en particulier pour ceux qui tiennent la poêle brésilienne par le bon bout ; une coalition connue au Brésil sous le nom de Bœuf-Bible et Balle, c’est-à-dire les groupes de pression agro-exportateurs, évangélistes néo-pentecôtistes et les forces de l’ordre.

En effet, les militaires sont de retour. Ils ne sont pas arrivés brutalement et en force, comme en 1964, mais ils investissent progressivement le terrain de la sécurité intérieure et celui de la politique, dépassant les barrières institutionnelles imposées par les Constituants de 1988. Le «plus jamais ça» commun aux lendemains des drames intérieurs avait en effet, au Brésil comme chez ses voisins, cantonné l’armée à la défense des frontières et de la souveraineté nationale.

Mais, deux ans après le coup d’État de velours ayant écarté la présidente élue Dilma Rousseff, le Brésil a perdu ses couleurs carnaval pour se vêtir de kaki.

En quelques années, de 1994 à 2016, les dirigeants brésiliens Fernando Henrique Cardoso, puis Lula et Dilma Rousseff, avaient «civilisé» les forces armées. Un ministère de la défense avait été créé, placé sous l’autorité d’un responsable politique. Un livre blanc de la défense avait redéfini le rôle et les missions des armées. Mieux dotées en matériel moderne, elles avaient été orientées vers la protection de «l’Amazonie bleue», la mer territoriale, les frontières et les opérations de paix des Nations unies. Le Brésil avait ainsi pris la direction de la MINUSTAH, Mission de stabilisation des Nations unies en Haïti et de la force maritime de l’ONU au Proche-Orient.

Cette page a été réécrite depuis la destitution de Dilma Rousseff en 2016 et l’incarcération de Lula en 2018. Un militaire, le général Joaquim Silva e Luna, a été nommé ministre de la défense le 26 février 2018. C’est une première depuis la fin des années de dictature. Les frontières entre sécurité intérieure et extérieure sont devenues floues. Déstabilisé par les conséquences de sa politique d’austérité, le gouvernement du président de fait, Michel Temer, fait désormais appel aux armées. Il l’a fait en mai 2017 à Brasilia pour venir à bout de manifestations devant le siège du gouvernement, comme il l’a fait à Rio le 19 février 2018. Plus de 3000 soldats ont été chargés du maintien de l’ordre dans les quartiers de la «ville merveilleuse» considérés comme difficiles — les plus pauvres —, mais sans résultats probants, les assassinats n’ayant pas connu de pause particulière. Ces méthodes comportent de nombreux risques de bavures, les militaires n’étant ni formés ni équipés pour le maintien de l’ordre.

Plus grave, ou du moins tout aussi préoccupant, cet investissement institutionnel sollicité par un pouvoir de fait fragilisé par son illégitimité politique et sociale, s’accompagne de nombreux débordements verbaux anticonstitutionnels. Ils se sont multipliés depuis le 16 avril 2016. Ce jour-là, un député d’extrême droite, ancien capitaine, Jair Bolsonaro, a voté la destitution de la présidente Dilma Rousseff, en tenue militaire, en revendiquant, pour expliquer son vote, les acquis de la dictature. En 2017, le général António Mourão a évoqué l’éventualité d’une intervention de l’armée, sans être sanctionné ni par sa hiérarchie ni par le gouvernement. Enfin, le 3 avril 2018, la veille du jugement en appel de Lula par le Tribunal supérieur fédéral (ou STF), Eduardo Villas Bôas, général chef d’État-major de l’armée de terre a publiquement mis en demeure les juges de refuser toute «impunité». Cette rodomontade, loin d’être critiquée, a été publiquement relayée par un groupe d’officiers de haut rang. Le général Paulo Chagas, par exemple, s’est laissé aller en ces termes : «l’épée d’un côté, le cheval équipé, j’attends les ordres !» L’un de ses collègues (à la retraite), Luiz Gonzaga Schroeder, a été on ne peut plus clair : «Le devoir des forces armées est de rétablir l’ordre.» Et le plus préoccupant d’un point de vue démocratique, c’est que le propos du général Villa Bôas a été avalisé par le ministre de la défense.

Le 7 octobre prochain, les Brésiliens doivent élire leur président de la République. À ce jour, Lula ayant été écarté manu militari, les apprentis sorciers qui ont éliminé les opposants de gauche les plus dangereux n’ont désormais plus de candidat crédible. Pour l’instant, seul le capitaine Jair Bolsonaro caracole au plus haut des sondages, soutenu par les casernes et les pentecôtistes. Ce qui fait dire à certains qu’après tout, au point d’illégitimité où il en est, le pouvoir de fait pourrait bien reporter les élections présidentielles à plus tard.

Jean-Jacques KOURLIANSKY