L’Équateur bousculé par les paradoxes de la «paix» en Colombie

Rien ne va plus à la frontière de l’Équateur et de la Colombie. Côté équatorien, bombes, mines, voitures piégées ont détruit des bâtiments, fait de nombreuses victimes et provoqué un déplacement de populations.

Photo : Teletica

Le 27 janvier 2018, une voiture-bombe a explosé devant un commissariat de police de la localité frontière de San Lorenzo. Une centaine de logements ont souffert de l’attentat. 14 policiers ont été hospitalisés. Les 17 et 19 février, deux soldats ont été blessés au cours d’affrontements sur la frontière. Des bombes ont fait des dégâts matériels les 16 et 18 mars dans deux villages de la province équatorienne d’Esmeraldas. Le 20 mars 2018, trois militaires ont été tués et sept blessés sur une route reliant San Lorenzo à Mataje, toujours en Équateur à quelques kilomètres de la Colombie.

Pourquoi donc ces violences en territoire équatorien ? Pourquoi ces agressions à l’égard des forces de l’ordre ? Pourquoi ces populations déplacées ? Comment comprendre cela alors que la paix en Colombie aurait dû apporter des dividendes profitables aux deux pays et à leurs régions frontalières victimes de mal développement ?

En effet, la paix colombienne a apporté des dividendes effectifs et mesurables. Il y a dix-neuf ans, le 12 avril 1999, les États-Unis obtenaient un droit d’atterrissage pour leurs avions et de stationnement pour diverses unités militaires au nord de l’Équateur, dans la ville-port de Manta. Officiellement pour apporter un support matériel aux opérations antidrogue du Plan Colombie. L’Équateur, malgré lui, participait ainsi à la guerre interne colombienne.

Il y a 18 ans le HCR, Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, ouvrait un bureau en Équateur. Les combats entre FARC, forces armées et paramilitaires, avaient provoqué l’exode de milliers de Colombiens en Équateur. Ils seraient plus de 200 000, dont 60 000 bénéficient du statut officiel de réfugié.

Il y a dix ans, le 1er mars 2008, l’armée colombienne bombardait un campement des FARC, situé à Santa Rosa de Sucumbios, province d’Esmeraldas, en territoire équatorien. Vingt-deux personnes sont mortes. Dont Raúl Reyes, l’un des commandants de la guérilla. L’Équateur avait rompu ses relations diplomatiques avec la Colombie le 3 mars 2008.

La base de Manta a fermé en 2009. Le président Rafael Correa n’a pas renouvelé le bail signé par Jamil Mahuad avec l’administration de Bill Clinton. Peu de temps après, le président colombien Santos ne donnait pas suite à l’accord signé en 2009 par son prédécesseur, Álvaro Uribe, donnant un droit d’entrée à l’armée des États-Unis dans une douzaine de ports et aéroports militaires colombiens.

Le 26 novembre 2010, Juan Manuel Santos et Rafael Correa rétablissaient une normalité bilatérale. Et à partir de 2012, ils ont institutionnalisé des sommets gouvernementaux bilatéraux. Le dernier s’est tenu le 14 février 2018 entre Juan Manuel Santos et Lenín Moreno.

Les négociations de paix engagées officiellement en 2012 entre les autorités colombiennes et la guérilla des FARC ont été heureusement conclues en 2016. Parallèlement, l’Équateur a proposé ses bons offices pour faciliter un dialogue entre la Colombie et l’autre guérilla colombienne encore active, l’ELN. Elles se sont engagées à Quito le 8 février 2017.

Dans un tel contexte, la cascade d’évènements dramatiques de ces dernières semaines interpelle. Elle interpelle d’autant plus que la région frontière, plus ou moins centrée autour de la ville moyenne d’Esmeraldas, est fragile. C’est une terre de pauvreté et de marginalité, peuplée de populations d’origine africaine, descendants d’esclaves déportés pendant la période coloniale. C’est aussi une terre malmenée par la nature. Tremblements de terre, le dernier le 16 avril 2016, tourmentes tropicales liées au phénomène du Nino, ont cassé bien des maisons, des ouvrages publics et fauché des centaines de vies.

Seul point positif aux violences de ces derniers temps, l’existence d’institutions communes a permis une concertation en temps réel. Le 21 mars, les deux chefs d’État, Santos et Moreno, ont fait une déclaration conjointe. Elle condamne les attentats. Elle annonce une coopération militaire renforcée pour rétablir la paix dans « la zone d’intégration frontalière ». Des troupes ont été envoyées des deux côtés du fleuve Mataje L’ouverture prochaine à Ipiales (Colombie) d’un Centre commun de données a été annoncée.

Mais qui est le fauteur de troubles à l’origine de ces mobilisations ? Le nom le plus souvent cité est celui d’un certain Walter Arisala Vernaza, ou Walter Patricio Arizala, voire William Quinones, surnommé « El Guacho », ressortissant équatorien. Et celui de son organisation, « Frente Oliver Sinisterra » (FOS). Ce front serait issu des « Guerrillas Unidas del Pacifico », Front 29, Brigade Daniel Aldana des FARC. Ce front était actif des deux côtés de la frontière de Tumaco (Colombie) aux cantons équatoriens de Limones, Mataje, San Lorenzo. Le FOS qui a pris sa suite n’a plus d’identité politique. C’est, selon la terminologie colombienne, un Bacrim (bande criminelle) ou en Équateur un GAOR (Groupe armé organisé résiduel). Ce groupe, selon les autorités officielles des deux pays, mais aussi Pablo Beltrán, l’un des responsables de l’ELN, serait « en affaires » avec des cartels mexicains de la cocaïne.

Cette dérive, conséquence perverse de l’accord de paix signé par le président Santos avec les FARC, a pris une dimension particulière en raison de ses incidences internationales. Il en est d’autres, dont on parle moins, mais aux effets dévastateurs plus au nord, dans la région colombienne de Buenaventura et dans le Choco. 20 % environ des guérilleros auraient refusé la paix négociée par la direction des FARC, pour basculer dans la criminalité, selon les autorités. D’autre part, les territoires abandonnés par la guérilla auraient été en bien des endroits occupés par des « bacrims ». Au prix de rivalités sanglantes entre anciens et nouveaux groupes délinquants, sur un mode mexicain. Les côtes Pacifique de la Colombie et de l’Équateur sont aujourd’hui les territoires les plus affectés, victimes paradoxales d’un processus de paix réussi. Ce qui rappelle la dynamique perverse ayant fait perdre les avantages de la paix à l’Amérique centrale, il y a quelques années.

Jean-Jacques KOURLIANDSKY