« La quatrième dimension », le nouveau roman de la Chilienne Nona Fernández

À travers un livre magistral, l’auteure chilienne Nona Fernández revisite l’histoire contemporaine de son pays : des années terribles de la dictature sanglante jusqu’au temps présent où les blessures n’ont pas fini de cicatriser douloureusement. Elle se sert de la confession en 1984 d’un « monstre » repenti qui avoue et dénonce les horreurs perpétrées par lui-même et ses sinistres camarades, les agents du renseignement des forces armées. Elle va confronter cette histoire à ses propres souvenirs d’enfance puis d’adolescence, à son vécu d’adulte jusqu’à l’année 2016 qui soulève le problème éternel de la mémoire et de l’oubli.

Photo : Nona Fernández/Gonzalo Donoso – Revista Arcadia, éd. Stock

Le fil d’Ariane donc, c’est la confession sans fard d’un tortionnaire repenti, le 27 août 1984 à la une du journal Cauce : cette photographie d’Andrés Antonio Valenzuela Morales sous la manchette « J’ai torturé », visible actuellement sur Internet, va hanter Nona. Elle a treize ans, ne comprend pas tout mais n’oubliera jamais. Devenue adulte, engagée, scénariste, documentariste, mère de famille, elle va plonger dans la vie de cet homme, dans cet univers parallèle (qu’elle compare au feuilleton télévisé un peu fantastique diffusé ces années-là, La quatrième dimension). Dans l’univers des prisons clandestines, des lieux d’exécution, où régnaient terreur et horreur dans des villas banales à côté des civils et de la vie quotidienne ordinaire, face à tout ce qu’elle pressentait confusément sans bien comprendre la réalité du pays.

Peu à peu, elle va reconstituer et restituer par étapes, à partir des confessions très précises du sergent, l’un après l’autre, les récits d’arrestations, de torture, d’exécutions de pères de famille, de jeunes gens, jusqu’à l’opération de trop, en 83, qui fera craquer Andrés et le poussera à venir témoigner auprès d’une journaliste engagée.

Ce pourrait être un énième récit historique assez banal sur un tortionnaire repenti, mais c’est sans compter sur la sensibilité et l’intelligence de l’auteure. Ce texte, en effet, est habilement construit : véritable exercice d’équilibre entre présent et passé. Elle mélange les époques, son présent d’enquêtrice et de mère de famille avec son fils, jeune adolescent ; le passé, le moment des aveux, et remonte jusqu’aux débuts de la dictature. Elle reconstitue les scènes qu’il a racontées, donne des renseignements sur les victimes, les sort de l’anonymat d’un simple nom en les croquant dans des scènes de vie quotidienne, familiale, qui les rendent très présents, très humains.

Elle ne porte pas de jugement de valeur sur cet homme, ce bourreau, elle ne l’excuse pas, ni ne lui trouve de circonstances atténuantes si ce n’est son jeune âge (18 ans), au début de l’engrenage, et son inexpérience. 

Elle réussit un tour de force, à partir du moment où il bascule dans la clandestinité, et nous fait partager sa peur d’homme traqué, semblable à celle de ses victimes. Mais alors qu’il fuit, aidé par les avocats de la Vicaría, vers l’Argentine puis la France, seule la périphrase pour le désigner, « l’homme qui torturait », nous rappelle ce qu’il a été et nous empêche de basculer dans une totale compassion.

Elle essaie aussi de comprendre la complexité de cette question universelle : comment peut-on devenir bourreau puis, rongé par le doute et les remords, basculer avec courage de l’autre côté et dénoncer ? Toucher le fond et se laisser aller au désespoir ? Car cet homme veut retourner auprès de ses supérieurs et payer le prix de sa trahison. Et il faudra (l’auteure insiste) toute la fougue de la journaliste et des membres de la Vicaría de la Solidaridad (organisme de l’Église catholique pour aider les victimes, créé en pleine dictature) pour le convaincre de se laisser exfiltrer. Elle dévoile aussi les conséquences de ces aveux, la proclamation de l’état de siège et la censure de la presse, la chasse à ceux qui ont aidé le repenti à fuir et leur châtiment épouvantable tandis que « l’homme qui torturait » vit caché et solitaire en France, avec ses fantômes et le danger permanent d’être retrouvé par ses collègues à la rancune tenace.

De plus, l’auteure récapitule de façon magistrale toute l’histoire chilienne à partir de souvenirs d’enfance puis d’adolescence, qui mêlent des événements tragiques qu’elle n’avait pas su interpréter à l’époque. Elle peut enfin les analyser à la lumière de ses connaissances d’adulte.

Elle s’interroge aussi sur l’oublieuse mémoire du Chili contemporain ; sur la volonté des hommes politiques qui, au prétexte de la réconciliation nationale et de la paix sociale, affadissent le passé et tentent de l’occulter. Mais beaucoup n’oublient pas et commémorent, entre larmes et colère, encore et encore, cherchent toujours la vérité sur leurs disparus et tentent d’intéresser les générations futures. 

Nous avons là un texte universel, poignant et très fort : même nous, Français si loin du Chili et des horreurs de cette dictature, (mais dans un passé un peu plus lointain, confrontés à des problèmes semblables) nous retrouvons, au-delà de la compassion, les mêmes interrogations sur nous-mêmes et notre conduite possible, la même douleur et les mêmes peurs pour le futur. 

Voilà donc un livre émouvant, extrêmement bien mené et intelligent, qui déborde d’humanité. À lire de toute urgence ! 

Louise LAURENT

La quatrième dimension de Nona Fernández, traduit de l’espagnol (Chili) par Anne Plantagenet, éd. Stock, 288 p., 19,50€.