Atmosphères angoissantes dans le nouveau film de Guillermo del Toro : « La forme de l’eau »

Modeste employée d’un laboratoire gouvernemental ultrasecret, Elisa mène une existence solitaire, d’autant plus isolée qu’elle est muette. Sa vie bascule à jamais lorsqu’elle et sa collègue Zelda découvrent une expérience encore plus secrète que les autres avec un amphibien… La forme de l’eau, le nouveau film du Mexicain Guillermo del Toro, qui a obtenu le Lion d’or à Venise, est remarquablement réalisé. Rarement les couleurs ont été aussi bien utilisées. De plus, la musique du français Alexandre Desplat est très habilement construite et interprétée. Le cinéaste était l’invité du Festival Lumière en octobre et a donné une superbe master class transcrite par Télérama que nous reproduisons ici.

Photo : extrait de La forme de l’eau

« J’ai eu une enfance de merde. J’ai passé beaucoup de temps seul à réfléchir, à lire, à regarder des images d’horreur dans les livres de mes parents. La biologie, l’anatomie, la zoologie : toute la bibliothèque y est passée. J’ai tout lu d’un bout à l’autre. Au point de m’inventer des maladies. À 7 ans, j’étais persuadé d’avoir une cirrhose ! Un autre élément fondateur a été un épisode de la série Au-delà du réel intitulé “Le Mutant”, avec un géant chauve qui m’a traumatisé […]

Très tôt, j’ai fait des rêves bizarres, des rêves éveillés. Je me réveillais dans mon rêve et tout avait l’air vivant. Le tapis au pied de mon lit était fait de dizaines de doigts verts. Des monstres habitaient dans mon armoire et, bien sûr, sous mon lit. Je demandais à ces créatures de me laisser aller aux toilettes et en échange je leur promettais d’être leur ami. C’est ainsi que je suis devenu l’ami de Frankenstein. C’était toujours mieux que Jésus et ses fractures ouvertes. Ma Sainte Trinité c’était Frankenstein, la Créature du lac noir et le Loup-garou ! On n’est jamais déçu par les monstres. Ils font ce pour quoi ils sont conçus. Il n’y a pas tromperie sur la marchandise. Si tu te baignes dans le lac de la Créature, elle te bouffe. Alors que les adultes, qui sont censés protéger les enfants, leur font souvent du mal.

Je n’ai aucun mal à imaginer les monstres de mes films. J’en ai des dizaines en réserve. Ils habitent en moi. Si vous aviez vécu ce que j’ai vécu, vous seriez dans le même état. Mon problème, c’est de trouver l’argent pour financer mes délires. Il y a une dichotomie dans les films d’horreur. C’est un genre conçu pour plaire au plus grand nombre, mais qui ne plaît pas forcément aux notables qui dirigent les studios. L’état naturel d’un film c’est de ne pas exister. Car ça coûte des millions et ce n’est pas toujours rentable. Les gens qui possèdent l’argent dans ce métier sont malheureusement des abrutis. Ils veulent du fric facile, une rentabilité immédiate sans prendre de risques. Je sacrifie beaucoup d’énergie à tenter d’emprunter des chemins de traverse, moins balisés. Avec mon camarade Alfonso Cuarón [le réalisateur de Gravity, ndlr], on a rencontré un milliardaire mexicain et on lui a dit : “Suis-nous, on va faire de toi un millionnaire !” [rires]

Ce sont les contes de fées qui ont donné naissance aux films d’horreur. Leur structure narrative est très proche. Pour réinterpréter le monde dans lequel on vit, on a besoin de paraboles. Dans la littérature comme au cinéma. Et pour raconter des histoires, l’homme a toujours deux possibilités, et ce depuis l’âge des cavernes. Quand l’homme préhistorique dessinait une scène de chasse sur les murs de sa grotte, il inventait le documentaire, la reproduction du réel, c’est la voie suivie par les frères Lumière. S’il dessinait un serpent qui dévore la lune pour donner naissance au soleil, il inventait le mythe, la voie suivie par Méliès. Je me situe à mi-chemin. Mon devoir, en tant que cinéaste, consiste à choisir le bon objectif, la bonne distance, pour réinterpréter le monde. Borges disait que si on parvient à écrire un poème qui englobe le monde, le poème devient le monde.

Guillermo del Toro revient sur la signification du titre : « L’eau prend la forme de son contenant, mais malgré son apparente inertie, il s’agit de la force la plus puissante et la plus malléable de l’univers. N’est-ce pas également le cas de l’amour ? Car quelle que soit la forme que prend l’objet de notre flamme – homme, femme ou créature –, l’amour s’y adapte. » »

Alain LIATARD

En salle de 21 février. Voir la bande annonce