Dialogues avec deux documentaristes colombiennes : Marta Rodríguez et Catalina Mesa

C’est un cycle original et passionnant qui se termine à Paris au Forum des Images dans le cadre de la saison de la Colombie en France. Le public a pu découvrir de nombreux documentaires, souvent inédits en France, réalisés par des cinéastes colombiennes venues de leur pays ou vivant en France depuis plusieurs années. À la suite des projections, les échanges avec le public ont permis de découvrir une réalité plus complexe de la Colombie et de mieux connaître ces réalisatrices, leur itinéraire personnel et leur point de vue. Parmi ces documentaristes, rencontre de deux générations, de deux mondes différents, à travers des débats et interviews, en particulier avec Marta Rodríguez et Catalina Mesa.

PHOTO : Jérico, l’envol infini des jours / Catalina Mesa

« C’est la pionnière avec une carrière de 50 ans dans le documentaire engagé », « une conscience sociale », « la voix des opprimés » : les qualificatifs ne manquent pas. En 1959, Marta Rodríguez étudie la sociologie à l’Université de Bogotá et elle rencontre Camilo Torres, prêtre et sociologue, figure de la gauche latino- américaine révolutionnaire et de la théologie de la libération. « Il a marqué ma vie. Avec lui les étudiants allaient travailler dans des quartiers. C’était une époque terrible après les débuts de la violence en Colombie en 1948. Beaucoup de gens avaient migré à Bogotá. Camilo Torres a proposé qu’on aille travailler dans un quartier populaire. Comme institutrice, j’ai enseigné aux enfants en leur racontant des histoires. Ils subissaient des injustices et travaillaient comme des esclaves ». C’est ce qui va la décider à faire du cinéma pour raconter et dénoncer ce qui se passait dans le pays. Elle est ensuite venue à Paris étudier l’ethnologie et l’anthropologie et là, a fait une autre rencontre décisive pour elle : Jean Rouch. « J’ai eu la chance d’avoir les meilleurs maîtres en ethnologie ! Il m’a dit : il n’y a pas d’école de cinéma en Amérique latine mais c’est vous qui allez créer le cinéma documentaire ! »  Marta va aussi suivre les cours de Claude Lévi-Strauss et d’autres intellectuels de l’époque. À son retour en Colombie, elle va travailler au documentaire avec Jorge Silva, photographe et cinéaste et qui sera son compagnon pendant 20 ans. Ils vont ensemble réaliser le film Chircales tourné sur plus de cinq ans entre 1966 et 1971, sous le concept de « l’observation participative » sur une famille de briquetiers. Les cinéastes vont partager leur vie au jour le jour, et montrer ainsi les conditions d’exploitation qu’ils subissaient, en particulier pour les enfants très jeunes. Ce film culte obtiendra de nombreux prix dans les festivals du monde entier.

Photo : Les Inrocks

À partir de là, Marta Rodríguez va consacrer une grande partie de sa vie aux luttes des communautés indiennes en Colombie. Avec Jorge Silva, ils vont d’abord filmer dans les Llanos : « Il y avait à ce moment-là des massacres contre des indiens guahibos » (Planas, Testimonio de un etnocidio, 1972) et surtout après dans le Cauca au sud-ouest de la Colombie où en 1971 avait été fondé le CRIC (Consejo Regional Indígena del Cauca ). « J’ai travaillé avec les Indiens Nasa / Paez à l’occasion des premières récupérations de terre cette fois-là à l’archevêque de Popayán », (en 1980 avec La voz de los sobrevivientes en hommage à des leaders indigènes assassinés, en particulier Benjamin Dindicue tué en 1979, ou en 1982, Nuestra voz de tierra, memoria y futuro, comment une communauté indienne se mobilise). « Il y avait à cette époque un nouveau cinéma latino-américain engagé à Cuba, au Brésil avec Glauber Rochas, en Argentine avec Jorge Sanjines. On est allé au Venezuela et on a vu qu’on n’était pas les seuls à faire un cinéma comme celui-là. On ne fait plus maintenant ces grands films comme par exemple La Hora de los Hornos, de Sanjines. Il y a un autre cinéma plus intimisteOn montrait les films à la communauté. Auparavant personne n’avait jamais filmé leur histoire. Ils se reconnaissaient. On avait filmé des leaders qui avaient été tués par la suite. Dans le Cauca, on nous remercie d’avoir ainsi laissé une mémoire de leur histoire, de leurs luttes ». C’est bien en effet un processus de récupération de la mémoire qui fait des documentaires de Marta Rodríguez un témoignage unique pour la Colombie.

Les indiens vont aussi s’intéresser à se filmer eux-mêmes. « Quand j’ai eu les premières caméras VHS, j’ai fait un atelier avec eux après avoir eu une aide de l’Unesco. Il y a d’ailleurs depuis plusieurs années un mouvement du cinéma indien en Colombie ». On peut signaler le Festival du cinéma et vidéo des peuples indiens avec des femmes par exemple de la communauté embera comme Mileidy Domicó ou la productrice Gloria Jusayu. On peut citer aussi un film du peuple Kogi de la Sierra Nevada de Santa Marta, Resistencia en la línea negra, primé en France. Après le décès de Jorge Silva en 1988, Marta Rodriguez va continuer de filmer avec son fils Lucas Silva, par exemple sur les cultures illicites et, à partir de 2001, avec le réalisateur et photographe Fernando Restrepo. Elle va s’intéresser au drame des populations déplacées. La Colombie est le 2ème pays au monde avec le plus grand nombre de populations déplacées (plus de 6,3 millions). Marta Rodriguez va ainsi filmer avec Fernando Restrepo les populations afro colombiennes de l’Urabá, qui fuient le conflit armé face aux différents acteurs que sont la guérilla, les paramilitaires et l’armée (Nunca más, 2004). Quand se crée la zone démilitarisée dans la région de El Caguán, beaucoup de familles fuient. Des massacres dans plusieurs régions font que la population va se réfugier à Bogotá. Ils vont occuper pendant trois ans le siège de la Croix Rouge internationale. Marta Rodriguez va recueillir la parole de ces familles avec toute la capacité d’écoute et d’échanges qui est la sienne et ainsi leur rendre leur dignité (La Toma del Milenio, 2000).

Entre 2004 et 2010, Marta Rodríguez, en lien avec Fernando Restrepo, va faire un travail d’archives sur ses films : « 40 ans de mémoire, 40 ans à entendre des voix de révoltes, de filmer des luttes, je suis une documentariste qui a consacré sa vie à lutter pour les droits de l’homme en Colombie. Je lègue ce documentaire aux peuples indigènes, mes frères…. C’est avec eux que j’ai appris le mot résistance. Que restent les paroles des anciens comme un guide pour les luttes futures ». C’est ainsi que va être réalisé Testigos de un etnocidio : memoria y resistencia. Cela n’a pas été une carrière facile ; une carrière où elle « n’a jamais trahi son discours et son engagement avec la réalité » : des difficultés à trouver de l’argent pour ses documentaires, des menaces, mais aussi de nombreux prix au niveau international, des hommages un peu partout lui ont été rendus.

Mais à 84 ans, Marta Rodriguez continue à réaliser d’autres projets. Elle est en train de terminer un documentaire, La Sinfónica de los Andes. Elle y raconte l’histoire d’une famille dans la région du Cauca, qui a perdu deux enfants tués par une mine. Mais à côté de cette tragédie, Marta Rodriguez a appris l’existence d’un orchestre de musique traditionnelle avec flûtes et tambours, dirigé par un professeur qui a consacré toute sa vie à essayer d’empêcher le recrutement forcé des enfants de la région. « Nous voulons qu’on écoute ces voix parce qu’en ce moment, est en train de se décider un processus de paix avec le Farc. Il y a beaucoup de forces avec des intérêts politiques qui veulent anéantir cela. Nous voulons que ce documentaire soit un témoignage vivant des victimes qui ont l’espoir qu’on leur demande pardon. C’est une mémoire vitale des peuples indiens et surtout des enfants qui ont été les victimes de cette guerre inutile, barbare et absurde ».

Dialogue avec Catalina Mesa

Photo : Catalina Mesa/Canal Cinema +

Catalina Mesa a fait l’ouverture du Forum des Images avec son premier film Jericó, el vuelo infinito de los días : un documentaire pour préserver l’esprit féminin de sa culture d’origine.

Expliquez-nous en quoi votre grand-tante Ruth Mesa a été importante pour ce film ?
Elle a transmis toute l’histoire de la famille. C’est cette génération qui a migré à la ville. Et c’est la dernière génération de la famille qui a eu le contact avec tout cet espace rural. Elle avait une grâce de transmission délicieuse. On chantait avec elle les mêmes chansons. Elle avait aussi une sorte de lien avec l’invisible, une religiosité, avec poésie, un amour pour le langage, l’écriture. Quand elle est tombée malade, j’ai pensé qu’il fallait absolument que j’enregistre ces histoires pour la mémoire de ma famille. Je l’ai donc enregistrée. Quand ma grande tante est morte, je me suis dit que j’irais retourner à Jericó pour faire le même exercice avec ma famille collective, une sorte de travail ethnographique pour conserver toute cette oralité de cette région d’Antioquia, laisser une trace de cette mémoire, de cette intimité-là.

Comment s’est faite la rencontre avec ces femmes du village pour votre film ?
Je voulais préserver l’esprit féminin de ma culture d’origine mais je ne savais pas ce que j’allais trouver. Cela a été alors une symphonie de rencontres. Le Directeur du Musée m’a mis en contact avec un homme qui connait tout le monde à Jericó. Il a travaillé dans plusieurs institutions culturelles. On a fait une liste de 25 femmes. Je les ai rencontrées une par une, je les ai écoutées. Je voulais un kaléidoscope, que chaque femme représente comme un archétype féminin, une couleur différente. Par exemple, Chila est la commerçante, Anna Luisa l’institutrice, Miss Suarez la voyageuse. Que l’on sente ainsi que c’est un seul esprit féminin qui voyage ! Cela a été comme une co-création avec elles. Poser des questions, voir ce qui était important pour elles, ce qu’elles voulaient raconter de leur vie.

Comment êtes-vous entrée dans leur intimité à travers le film ?
Je voulais être une présence réceptive avec douceur. J’avais avec moi un dispositif léger, avec deux caméras pour accompagner l’émergence de leurs êtres. Je voulais aussi porter mon regard, un regard d’auteur, qui aime cette culture et cette génération. Elles ont senti un regard qui était là pour les accompagner.

Comment avez-vous procédé pour l’écriture ?
C’est une ethnographie de l’oralité. Cela a été une cocréation. Laisser leur oralité émerger le plus naturel possible. Je voulais que les caméras n’existent pas. J’étais très inspirée par Depardon par exemple. Je voulais être dans une ligne entre le documentaire et la fiction. Pouvoir imprégner cet itinéraire avec mon propre regard car c’était un hommage. On a choisi ensemble avec qui elles voulaient parler, dans le quotidien, Fabiola avec sa voisine, Chila, avec son assistante… Je laissais parler. Je suis revenue en France avec 80 heures de tournage ! L’écriture, cela a été dans le montage avec mon incroyable monteur Loïc Lallemand…

Pouvez-vous nous parler des couleurs dans ce film, couleurs du village de Jericó, etc. ?
Jericó est une ville de la province d’Antioquia, pleine de couleurs sur les façades, les fenêtres. Cela me faisait penser au peintre Mondrian, des lignes géométriques très colorées. Il fallait filmer le village très frontalement, comme une peinture. J’ai lu aussi des poèmes de Jericó. Il y a eu à Jericó beaucoup de communautés religieuses et une tradition littéraire et poétique très riche. Tous les poètes parlaient de ces montagnes qui touchent un peu l’infini, comme si la terre touchait un peu le ciel. J’ai filmé ainsi le soleil qui entre dans un couloir, une maison, comme un personnage esthétique.

La musique est tout le temps présente dans votre film…
Oui, j’ai grandi avec la musique de ma grand-tante. On chantait ensemble des boléros, des tangos. J’avais même trouvé la musique avant le film ! Le rythme allait tisser toutes ces rencontres. J’étais aussi à l’écoute des musiques qu’elles entendaient. Et il y a aussi Teresita Gomez, grande pianiste qui travaille des compositions colombiennes de la fin XIXe début XXe. C’était cohérent, elles sont de la même génération (Teresita a 76 ans).

Expliquez-nous aussi pourquoi l’importance du détail dans les images ?
Un livre m’accompagne souvent : La Poétique de l’espace de Gaston Bachelard. Célébrer les espaces de la maison comme l’extension de l’être. Le corps est important mais aussi les objets autour qui appartiennent à leur vie, au quotidien et qui font émerger des histoires très intimes.

La religion est aussi très présente dans votre film Jericó : la collection de chapelets de Chila…
C’est propre à la région d’Antioquia. Chez ces femmes, l’invisible est presque palpable ? Miss Suarez de 104 ans fait un contrat avec la vierge ! Fabiola se bagarre avec les saints ! Chila parle avec Jésus et les anges de l’église. C’est une façon physique de côtoyer l’invisible. C’est de leur époque !

Comment s’est passée la présentation de votre film à Jericó ? Ces femmes ont dû devenir de véritables stars ! Et quelle a été la réaction du public colombien ?
Cela a été un moment incroyable ! Cela a lancé la sortie du film en Colombie. Tout le village a été invité au théâtre Santa María rénové récemment. Ma grand-tante Ruth Mesa était entrée dans ce théâtre en 1948 comme Reine de Jericó ! Ces femmes sont toutes très fières d’avoir été dans ce film. Elles se sentent valorisées. Des touristes viennent maintenant aussi visiter le village de Jericó ! Pour le film il y a eu 25 000 spectateurs en Colombie. C’est un très bon résultat pour un documentaire ! Le film a été présenté à l’étranger dans 20 festivals et souvent on vient me dire « Merci de nous amener un autre regard de notre pays… J’ai regardé ma mère, ma grand-mère à travers votre film ». En effet les gens sont fatigués qu’on leur parle de la guerre.

À ce propos, dans le contexte colombien, de conflit armé jusqu’à présent, de violence, c’était une volonté de votre part de montrer un autre regard ? avec de l’espoir ? Vous dites d’ailleurs que ces femmes ne sont pas des victimes, qu’elles ne sont pas tristes … Même si surgit à un moment l’histoire de Celina et son fils disparu, enlevé par les groupes armés.
Quand on va à la rencontre de ces femmes, qu’on passe trois mois avec elles, on voit qu’elles sont pleines de vie, d’humour. Pourquoi montrer uniquement un côté sombre ? Cela fait 20 ans que j’ai quitté la Colombie, j’avais 17 ans. Dehors on ne voit que le côté sombre et quand je rentre, je découvre des choses extraordinaires. C’est important de voir l’ombre pour la transformer mais il y a aussi beaucoup d’autres histoires à raconter. Dans la vie il y a de tout. Moi je défends « la palette de la vie » !

Chantal GUILLET