Les dirigeants de la bananière Chiquita accusés de complicité de crimes contre l’humanité en Colombie

Un collectif d’associations demande à la Cour pénale internationale d’enquêter sur le rôle de quatorze dirigeants de l’entreprise bananière Chiquita Brands, accusés d’avoir versé des millions de dollars aux paramilitaires colombiens pour commettre des crimes contre la population civile et ceux qui s’opposaient à la compagnie bananière. Ce collectif, formé par la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), la International Human Rights Clinic de l’université de Harvard et le Collectif d’avocats José Alvear Restrepo (CAJAR) de Colombie, a utilisé des documents internes à l’entreprise publiés par la NS Archive (NSA) de l’université George Washington aux États-Unis et l’ONG colombienne Verdad Abierta (1), pour prouver que Chiquita a d’abord payé la guérilla pour protéger ses installations, puis les paramilitaires AUC aujourd’hui accusés de crimes contre l’humanité.

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Tout commence par un article du Cincinnati Enquirer, le principal journal de la ville de Cincinnati où se trouve le siège de Chiquita Brands, révèle que des employés de Banadex, la filiale colombienne de Chiquita, ont soudoyé des fonctionnaires de la douane colombienne. La SEC (Security and Exchange Commission, Commission de la Bourse et Valeurs), le gendarme de la finance des États-Unis, s’empare de l’affaire. Son enquête non seulement prouve la vérité des révélations du journal mais découvre que l’entreprise a secrètement donné de l’argent aux guérillas colombiennes puis aux AUC (Autodefensas Unidas de Colombia), de violents groupes paramilitaires.

Paiements clandestins aux guérillas

De 1989 à 1997, Chiquita aurait donné des centaines de milliers de dollars aux guérillas des FARC, de l’ELN et de l’EPL pour pouvoir continuer les opérations de production de bananes « sans problème ». La bananière a d’abord expliqué à la SEC que la guérilla lui faisait du chantage et la menaçait mais les comptes montrent que la direction à Cincinnati considérait ces paiements « comme le prix à payer pour travailler en Colombie » et qu’en fait elle payait la guérilla pour protéger ses installations. En 1997, Charles Keiser, PDG de Banadex, et Reinaldo Escobar, un juriste de Chiquita, rencontrent Carlos Castaño Gil, le représentant du groupe ACCU des paramilitaires AUC. Celui-ci les convainc de cesser les paiements aux FARC et de remplacer celles-ci par les AUC pour assurer leur protection y compris lors de conflits avec les travailleurs. Chiquita lâche les guérillas et se met d’accord avec les AUC sur une procédure compliquée qui fait passer l’argent par des « coopératives de vigilance » ou des entreprises de vigiles telles que Convivir. Les AUC sont une fédération d’organisations armées d’extrême droite et de narcotrafiquants connus pour leur violence. Chiquita commence à leur verser d’importantes sommes d’argent à peu près au moment où les AUC lancent une campagne nationale d’assassinats de syndicalistes, de militants politiques, de fonctionnaires et de toute personne qu’elles suspectent de sympathie envers la guérilla.

À Cincinnati, indifférence de la direction
En septembre 2001, les États-Unis déclarent les AUC organisation terroriste, ce qui implique l’interdiction à toute entreprise états-unienne de commercer avec elles. Au siège de l’entreprise, les conseillers externes de Chiquita recommandent dès 2003 l’arrêt des paiements illégaux : s’ils étaient découverts, non seulement cela mettrait la réputation de la marque à mal mais elle risquait de devoir payer une forte amende. La direction de Chiquita décide pourtant de continuer les versements qui dureront encore au moins 16 mois. Il faut dire que les AUC lui sont bien utiles pour terroriser les travailleurs et leurs familles. Le CAJAR dénonce : « Les paramilitaires colombiens étaient connus pour cibler les civils, les ouvriers des bananeraies et les syndicalistes (assassinats, viols, expulsions brutales, menaces diverses) ». En 2007, Chiquita reconnaît avoir payé 1,7 million de dollars aux AUC et 25 millions à l’État US en tant qu’amende. Pas un peso pour les victimes ou leurs familles…

La NSA découvre le nom des dirigeants
Le collectif des organisations de défense des droits humains découvre que les diverses procédures engagées contre Chiquita aux États-Unis cachent soigneusement le nom de ses dirigeants : on les appelle d’abord « Personne A » ou B ou C, etc. Ensuite, « Employé Chiquita n° 1 » ou 2 ou 3… Lorsque la NS Archive parvient à faire déclassifier les archives de ces documents au nom de la Loi de liberté de l’information (FOIA, Freedom of Information Act), elle réussit à déduire le nom de plusieurs responsables. Ainsi celui de John Ordman : ancien vice-président de European Banana Sourcing et basé au Costa Rica, il faisait le lien entre Cincinnati et les organisateurs des paiements en Colombie. Son supérieur, Robert Kistinger, vice-président exécutif de Banana Group puis président et directeur des opérations de Chiquita Fresh Group, savait tout des montages et gérait les politiques de l’entreprise liées aux paiements illégaux.

Accusation de crimes contre l’humanité
Les ONG du collectif estiment qu’au moins 14 dirigeants de Chiquita devraient être accusés de complicité dans l’exécution de crimes contre l’humanité commis par les AUC. Elles ont envoyé à la Cour pénale internationale (CPI) un document lui demandant d’ouvrir une procédure afin de déterminer les responsabilités individuelles en vertu des normes de respect des droits humains établies dans les Statuts de Rome, créateurs de la CPI. Leurs arguments sont, un, la justice colombienne ne pourra pas les juger parce que les États-Unis n’accepteront pas de les extrader vers la Colombie, et deux, une condamnation par la CPI pourra être déterminante pour prévenir de futurs crimes financés par les transnationales. Kelsey Jost, de Harvard, souligne « l’intention des paiements » car il y en eut plus de 100 effectués grâce à un système complexe et bien pensé. Il ne s’agissait plus de « On paie parce qu’ils nous font chanter et nous menacent » mais bien de payer des mercenaires pour qu’ils s’occupent des basses besognes « nécessaires » pour terroriser la population.

Jac FORTON

(1) National Security Archive ;  Verdad Abierta ;  CAJAR ; Fédération internationale des droits de l’homme ;
International Human Rights Clinic.