«La glace et le sel», une variation réussie sur le mythe de Dracula

Si l’on pense littérature fantastique en Amérique latine, les premiers noms qui viennent à l’esprit sont argentins, Julio Cortázar, Adolfo Bioy Casares et Jorge Luis Borges en tête bien sûr, puis le Mexicain Juan  Rulfo et les rapports avec l’au-delà. Les liens avec la littérature fantastique plus « classique », Mary Shelley ou Bram Stocker ne sautent pas aux yeux. Et c’est justement ce lien que veut établir un autre Mexicain, José Luis Zárate.

José Luis Zárate est auteur de romans, mais aussi de « minifictions » et de toute une série de créations originales. La glace et le sel, qui vient d’être publié dans sa version française par Actes Sud, date de 1998. Il y a du Jean Genet dans ce roman. Un équipage de neuf hommes, le capitaine qui observe leur peau salée, leurs corps en mouvement, qui imagine beaucoup, qui rêve aussi, qui fantasme. Le navire est chargé de caisses remplies de terre, sa route va, sans escales, de la Bulgarie à l’Angleterre. Il a un nom, le Demeter, qui dira sûrement quelque chose aux lecteurs de Bram Stocker, justement. Un érotisme confus, sourd, règne entre ces hommes enfermés, c’est au moins ce que ressent le capitaine.Des phénomènes étranges commencent à se manifester quand ils passent près du détroit des Dardanelles, des rats fuient le navire pour tenter de se réfugier sur celui des douaniers… Les rats, personnages à part entière sur un bateau, pendant le XIXème siècle.

Éros et Thanatos se côtoient pendant cette traversée et, peu à peu, c’est bien Thanatos qui prend le pas sur Éros, s’insinuant en silence. Le navire avance bien, la mer est calme, pourtant une vague inquiétude croît parmi les hommes. Soudain tout s’obscurcit : un passager clandestin serait-il caché quelque part ? Certains croient l’avoir vu sur le pont, puis disparaître. Existe-t-il ou est-ce le fruit du délire des marins livrés à eux-mêmes ?  Qui est le monstre ? L’inconnu sans identité ? Le capitaine, qui se le demande à lui-même ? Le récit s’achève comme un opéra funèbre, de mort et de désir, dans une beauté ultime, la splendeur désespérée, qui finit au moment précis où commence la deuxième partie de l’histoire, déjà racontée et que chacun connaît.

Le style est empreint d’une poésie rude (très proche de celle de Jean Genet), il évolue lui aussi vers une noirceur curieusement pleine de nuances. José Luis Zárate a pleinement réussi son défi : il réalise une variation sur le mythe de Dracula en renouvelant dans la profondeur non seulement le roman bien connu, mais tout un genre. Un brillantissime jeu de miroirs.

Christian ROINAT

La glace et le sel de José Luis Zárate, traduit de l’espagnol (Mexique) par Sébastien Rutés, éd. Actes Sud, 176 p., 15,80 €.