« L’étoile Absinthe », un livre du haïtien Jacques Stephen Alexis : ne tardons plus à nous jeter dans son tourbillon !

Fils d’un diplomate haïtien lui aussi romancier, Jacques Stephen Alexis a publié quatre romans essentiels dans le cadre de la littérature des Caraïbes. Il est mort en 1961 à trente-neuf ans, assassiné par les miliciens à la solde du dictateur Duvalier.

Photo : Éditions Zulma

Il a bénéficié d’une éducation internationale. Très jeune, il s’engage en politique tout en poursuivant des études de médecine. Il établit des liens avec des créateurs (Nicolás Guillén, Aimé Césaire, parmi beaucoup d’autres) ou des hommes politiques (Mao, Che Guevara par exemple). Les éditions Zulma ont la très bonne idée de publier un manuscrit inédit, un échantillon de choix de son immense talent d’écrivain. Chaque phrase est un plaisir sensuel à la lecture, les mots ne se suivent pas, ils forment un courant qui peut être beau, simplement, ou torrentueux, comme s’ils remuaient des cailloux, Jacques Stephen Alexis les rend fastueux. La description d’une bonne en train de servir le repas à table renferme en moins d’une page toute une personnalité. Avec volupté, il joue avec les sons, créant, modifiant, bousculant l’académique train-train. Une tempête s’annonce ? C’est « la mare au diable du firmament ». Une vie humaine, c’est le « cours ondoyant, plein et délié, rapide, tumultueux, lent, tremblé de l’existence ».

L’Églantine, le personnage principal, tourne une page de sa vie : dans un roman précédent d’Alexis, elle avait été la pensionnaire vedette d’un luxueux bordel, elle veut enfin vivre libre et par elle-même. Pourra-t-elle jouir de cette liberté, de cette nouvelle vie, alors que peu de jours plus tard on la retrouve en pleine tornade, accrochée au mât d’un navire chahuté par une houle monstrueuse ? Elle qui n’a jamais navigué en mer se sent pourtant dans son élément, alors qu’elle frôle la mort. La description de cette formidable tempête est un immense morceau de littérature, d’une beauté absolue et terrifiante, aussi fort que les débordements qu’il décrit. De la poésie à l’état pur, une poésie sauvage qui finit par communiquer la violence des éléments au lecteur.

L’Églantine, qui a cru tout connaître quand elle était enfermée sous l’autorité de son souteneur, découvre que le monde extérieur est bien plus complexe que ce qu’elle imaginait. Elle ressemble aux vierges qui découvraient le  « mal » en sortant du couvent où elles avaient été « éduquées ». Comme pour elles, pour l’Églantine, il est un moment où il faut choisir : accepter ou réagir, et le choix est crucifiant.

La tempête calmée, c’est une tout aussi formidable bataille entre dieux vaudous qui commence, tout aussi grandiose et dévastatrice. Tout est si puissant dans ces pages qu’on oublie de regretter que le manuscrit soit inachevé. Jacques Stephen Alexis l’avait vraisemblablement commencé en 1960 ou 1961, peu avant de vouloir rentrer sur son île où il allait être brutalement tué. Ce qui n’était peut-être qu’une ébauche est entre nos mains une œuvre à part entière. Le léopard, un très court texte, suit L’étoile Absinthe : un pur bijou.

« Réalisme magique, réalisme merveilleux », poésie ou roman, pourquoi vouloir mettre dans des cases, dans des tiroirs, dans des mots ce qui est simplement beau. Ce texte l’est, dans toute la valeur du terme : beau et fort, et envoûtant. Il aura fallu plus de cinquante ans pour qu’on puisse en profiter, grâce aux éditions Zulma : ne tardons pas plus à nous jeter dans son tourbillon !

Christian ROINAT

L’étoile Absinthe, de Jacques Stephen Alexis, éd. Zulma, 160 p., 17,50 €.