« Être à distance », le nouveau roman de la romancière chilienne Carla Guelfenbein

Actes Sud nous propose en ce début d’année la traduction du dernier roman de Carla Guelfenbein, Être à distance, où deux jeunes personnages font connaissance au chevet d’une vieille écrivaine octogénaire plongée dans le coma à la suite d’une chute, sans doute accidentelle, dans son escalier. À ce duo va s’agréger un vieux poète mondialement connu, Chilien vivant à Paris et, semble-t-il, très intime dans le passé avec la romancière. Peu à peu le lecteur découvre les failles, les secrets, les zones d’ombre et les expériences douloureuses de chacun dans un récit bien mené et palpitant.

Au centre du roman apparaît Vera Sigall, « l’écrivaine culte » âgée de 80 ans, plongée dans un coma artificiel à l’hôpital, à la suite d’une mauvaise chute dans l’escalier intérieur de sa maison. Elle a été trouvée par Daniel, son voisin et ami, architecte proche de la quarantaine. C’est un homme idéaliste, rêveur, marié à une jeune femme pragmatique et ambitieuse, Gracia, qui lui reproche son inaction : il a gagné en effet un marché public pour construire un musée mais il attend depuis plus d’un an la réalisation de ce projet visiblement enterré dans un bureau. Elle lui reproche également son intimité avec la vieille dame et ses journées passées en compagnie de Vera, à ne rien entreprendre.

Daniel, depuis l’accident, demeure à la clinique presque tous les jours, entre la salle d’attente et la chambre où repose la romancière, lui parlant pendant des heures. C’est là qu’il fait la connaissance d’une étrange jeune fille nommée Emilia, franco-chilienne arrivée de France pour finir sa thèse sur l’œuvre de Vera. Elle souffre d’un trouble psychosomatique handicapant, et ne supporte aucun contact physique. Cependant elle va peu à peu tisser avec Daniel des liens de plus en plus forts qui finiront par bouleverser totalement leur destin. Mêlé à ces deux voix, chapitre après chapitre, s’intercale le récit, confession à la première personne, d’Horatio Infante, poète de 84 ans vivant ses dernières années à Paris. Il explique sa rencontre dans les années cinquante avec Vera, le lent développement de leur relation amoureuse puis la fin de leur passion, le tout mêlé aux affres de la création.

Il est très intéressant de voir comment, malgré les zones d’ombre et les mystères qui entourent son passé, Vera, femme farouchement libre, va découvrir sa vocation pour le journalisme, puis pour l’écriture littéraire et s’imposer dans le monde des auteurs. De même Daniel osera aller jusqu’au bout de son rêve de restaurant et Emilia trouvera la force d’affronter ses démons et de donner un sens à sa vie.

Le grand perdant, alors qu’il possédait tout, conquêtes, gloire et reconnaissance mondiale, c’est Horatio, dominé et obsédé toute sa vie par Vera. D’une plume sûre et délicate, l’auteure par petites touches tisse la trame d’une histoire émouvante, parfois douloureuse, reconstitue le passé et la psychologie de ce couple d’écrivains entraînés dans une relation empoisonnée de dominant-dominé, elle ne nous ménage pas en surprises et en rebondissements.  Elle construit également un récit intéressant et moderne autour de Daniel et Emilia, de leurs difficultés à vivre et à trouver leur vrai moi, et nous réserve une révélation finale assez surprenante. Tout se fera grâce à Vera, absente et muette sur son lit d’hôpital et pourtant encore si forte, figure centrale voire « deus ex machina » de ce livre.

Voilà donc un beau roman, facile à lire, plein d’émotion et de sensibilité, très différent du précédent,  Nager nues (paru chez Actes Sud en 2013) qui évoquait les heures noires de la dictature chilienne, livre plus reposant en ce début d’année mais toujours aussi bien écrit et maîtrisé.

Louise LAURENT

Être à distancede Carla Guelfenbein, traduit de l’espagnol (Chili) par Claude Bleton, Actes Sud, 320 p., 22,50 euros.

Carla Guelfenbein est née en 1959 à Santiago du Chili. À l’aube de ses 20 ans, à la suite du coup d’État militaire du général Pinochet, elle fuit le pays avec ses parents pour s’installer en Angleterre où elle étudie la biologie et le dessin. Onze ans plus tard, elle se réinstalle au Chili et travaille dans plusieurs agences de publicité avant de devenir rédactrice en chef pour la revue Elle. Passionnée par l’écriture, elle publie son premier roman intitulé El revés del alma en 2001 reçu comme un best-seller. S’en suivent quatre autres romans : Ma femme de ta vie (2007), Le reste est silence (2009), Nager nues (2013), et enfin Être à distance (2017).