« The Night », un premier livre en français par l’écrivain vénézuélien Rodrigo Blanco Calderón aux éditions Gallimard

En plein XXIe siècle, est-il temps de passer du réalisme magique à une autre forme romanesque, une forme qui « trouverait la beauté en mettant tout à nu », une forme qui pourrait se nommer réalisme gothique ? Une forme à laquelle il faudrait trouver un nom plus précis pour la définir ? C’est une des nombreuses questions que se posent les personnages principaux de ce roman d’un jeune vénézuelien, Rodrigo Blanco Calderón dont c’est le premier livre traduit en France.

Entre deux coupures de courant, un écrivain en devenir, Matías Rye, discute avec Miguel Ardiles, son ami psychiatre, d’un patient, auteur trente ans plus tôt d’une nouvelle qui avait créé une polémique locale. Miguel Ardiles commente aussi, pour un auditeur anonyme, l’« affaire Montesinos », le Monstre de los Palos Grandes, un ancien confrère qui se présenta à l’élection présidentielle et qui assassina plusieurs patientes après avoir abusé d’elles.   La nouvelle publiée en 1982, avait été au départ une espèce de canular, son auteur lui-même avouant ne plus la comprendre à la relecture, mais elle avait été primée par un jury compétent, ce qui donne à Rodrigo Blanco Calderón l’occasion de réfléchir sur le langage, le sens des mots, sur ce que doit ou peut être un récit. Il faut dire aussi que l’auteur de la nouvelle, Pedro Álamo, est obsédé par les mots, leurs combinaisons, tous les jeux auxquels ils donnent lieu.

Un va-et-vient constant entre le psychiatre et le romancier s’installe, l’un étant le patient de l’autre qui devient son élève à l’atelier d’écriture qu’il anime. Va-et-vient, allers-retours entre les mots menteurs et les maux mentaux : on plonge en permanence dans un bain de littératures et de réactions simplement humaines quoique parfois monstrueuses. Une preuve ? La présence, indirecte mais fréquente, d’Hannibal Lecter. Dans cette atmosphère, qui passe du jeu au drame, on est obligé de penser à Roberto Bolaño et, pour un lecteur français, à Georges Perec (existe-t-il d’ailleurs une étude universitaire ou autre, sur les parentés entre ces deux géants ?) et on doit saluer le travail du traducteur qui a dû faire à plusieurs reprises un vrai travail de création.

La simple musique des sons nés des mots étrangers (persans en l’occurrence) peut-elle permettre à celui qui les a cités en langue originale dans un de ses poèmes (Louis Aragon), d’en comprendre le sens ? En présence de Eduardo Galeano, de Roque Dalton et bien sûr d’Elsa Triolet, Aragon se livre à cette « magie » et fascine son auditoire comme il avait fasciné ses lecteurs : voilà, parmi bien d’autres, une scène qui reflète la façon de faire de Rodrigo Blanco Calderón : scène inventée ? véridique ? fantasmée ?  Peu importe : ce sont les mots qui comptent, qui, en se succédant les uns aux autres, dans ce roman comme dans la scène contée, créent une atmosphère elle-même magique.

Sur le fond chaotique de l’histoire du Venezuela depuis les années 60 se déroulent quatre destins qui se croisent ou s’ignorent, avec pour point commun les mots qui sont la littérature. À condition d’avoir une idée assez précise de ce qu’a été le Venezuela pendant la seconde moitié du XXe siècle (Internet peut nous y aider), on profitera pleinement de la richesse du propos, avec l’alternance de passages proprement historiques, des « tranches de vie » de plusieurs personnages ramènent le lecteur à un niveau plus humain, plus quotidien, avant de le faire repartir sur un épisode philosophique. Cette sorte de kaléidoscope met en évidence la profondeur des sujets abordés.

Christian ROINAT

The Night de Rodrigo Blanco Calderón, traduit de l’espagnol (Venezuela) par Robert Amutio, éd. Gallimard, 398 p., 24 €. – Rodrigo Blanco Calderón en espagnol : The Night, ediciones Alfaguara / En la hora sin sombra, Arrobabooks, Barcelone.