Dans un labyrinthe de questions sans réponses « Tierra del Fuego » de Mario Diament mise en scène par Claudio Tolcachir

Tierra del Fuego de l’écrivain, dramaturge et journaliste argentin Mario Diament, à l’affiche depuis quatre ans à Buenos Aires, présentée aussi à Stockholm, est présentée à Madrid par Claudio Tolcachir jusqu’au 5 juin prochain. Bientôt en France ?.

Mario Diament aborde dans sa pièce, sans parti pris, sans manichéisme, la question du terrorisme en se basant sur un fait réel : l’attentat perpétré par un jeune terroriste palestinien à Londres contre un autobus arrivant de l’aéroport à un hôtel. En sortant de la vision bipolaire du fait et de la relation victime bourreau Mario Diament propose une réflexion sur les causes et les conséquences de la violence meurtrière politique et militaire bien au-delà du conflit israélo-palestinien.

Dans sa pratique du journalisme (L’opinion, El cronista, la revue Expresso) et en tant que correspondant entre autres au Moyen Orient Mario Diament a arpenté le théâtre du conflit israélo-palestinien. Sa pièce Tierra del Fuego est inspirée par un fait réel et par la vie d’une ex-hôtesse de l’air israélienne Yulie Cohen gravement blessée dans l’attentat dans lequel sa meilleure amie est morte. 23 ans après Yulie, dans la pièce Yaël Alon, décide de rencontrer Hassan, le jeune terroriste palestinien, auteur de l’attentat, détenu dans une prison à Londres, condamné à perpétuité. Pour Claudio Tolcachir Tierra del Fuego, son deuxième spectacle créé en Espagne avec des acteurs espagnols, est une pièce indispensable aujourd’hui. « Elle propose dit-il – de réfléchir sur la nécessité d’écouter l’histoire de l’autre, de l’ennemi, comme condition nécessaire pour commencer un dialogue, ébaucher la paix avec l’espoir de vivre ensemble pacifiquement. Le théâtre politique projette un point de vue idéologique. Ce n’est pas le cas dans Tierra del Fuego où on sort du bipolarisme stérile du bien et du mal, de la victime et du bourreau, en proposant plusieurs options et regards différents ».

Qu’attend Yaël de la confrontation avec le terroriste ? Cette rencontre pourra-t-elle calmer sa souffrance, la libérer de son emprisonnement dans ses souvenirs obsédants, de son incompréhension ? Les explications ? Le repentir du terroriste ? Le pardon est-il possible ? La rencontre de Yaël et de Hassan n’est pas un affrontement d’arguments contradictoires, elle est située dans un contexte plus ouvert où se croisent différents points de vue. Ainsi le mari de Yaël, architecte, progressiste, militant pour les droits de l’homme, ne comprend pas pourquoi sa femme continue à être toujours obsédée par cet attentat et pourquoi décide-t-elle de rencontrer le terroriste. La mère de l’amie de Yaël morte dans l’attentat ne comprend pas non plus cette décision. L’avocat de Hassan qui l’assiste depuis 23 ans doute de son repentir. Malgré tout Yaël s’obstine à rencontrer et à parler avec Hassan.

Claudio Tolcachir traduit magistralement sur la scène la dimension emblématique de l’engrenage de la violence idéologique et politique du conflit palestino-israélien, dont tous les protagonistes sont des victimes. Qui sont les véritables coupables de cette violence, des massacres perpétrés en majorité par des jeunes manipulés, intoxiqués par des idées mortifères ? Comment rompre cette chaîne de violence ? Elisa Sanz a conçu un espace mental qui évoque la prison et contient divers autres lieux du passé et du présent où se passent les dialogues entre les personnages. Un espace d’enfermement dans lequel chacun des protagonistes cherche le chemin de sortie vers la lumière. Sur scène une table et cinq chaises que les acteurs déplacent dans différentes situations. Sur le mur du fond en haut des carrés de lumière évoquent des fenêtres. Sur la table une bande de sable (référence aux territoires revendiqués par les Israéliens et les Palestiniens ? ou à la Terre de Feu ?).

Le public entoure la scène de trois côtés

Le spectacle commence par une image très forte de l’incompréhension, du choc des arguments contradictoires, un brouhaha de paroles inintelligibles des personnages parlants tous en même temps. Peu à peu, à mesure que se dévoilent leurs histoires, on perçoit des tentatives d’écouter l’autre, de dialoguer avec lui, de comprendre ses raisons. Mais comprendre, ressentir la douleur de l’autre, se mettre à sa place, semble impossible. Dans ce jeu d’accusations, de justifications, de questions : pourquoi ? au nom de quoi ? de qui ? qui a raison ? qui a le droit de vivre sur les territoires revendiqués par les uns et les autres ? qui y a été le premier ? s’entrechoquent les arguments historiques, bibliques, politiques, les justifications des droits par la souffrance subie par les deux peuples.

À travers les propos et les brefs échanges entre les personnages apparaît la difficulté de modifier leurs positions, leurs visions, de sortir de la haine réciproque, de leurs préjugés, de leurs critères moraux et religieux. Que signifie tuer l’autre ? Pour les uns c’est un assassinat, un acte criminel, pour les autres c’est un acte de courage, le sacrifice, le martyr, pour Dieu ou la patrie. Les acteurs impressionnants rendent avec naturel, subtilité et retenue la complexité des sentiments et des convictions des personnages, sans chercher à nous piéger émotionnellement. Alicia Borrachero (Yaël) et Abdelatif Hwidar (Hassan) sont fascinants créant des personnages d’une grande authenticité, capables d’une certaine tendresse mais en même temps implacables l’un envers l’autre.

Dans la rencontre de Yaël avec Hassan font irruption les dialogues d’autres personnages, les fragments de leurs histoires et des souvenirs du passé. Ainsi le souvenir de Hassan de son grand-père qui a vécu en Terre de Feu de laquelle le père de Yaël lui parlait aussi. Le souvenir de cette terre lointaine, inconnue, dresse un pont au-dessus de l’abîme qui les sépare. La Terre de Feu est dans la pièce une métaphore poétique, d’une terre rêvée, « promise », sans guerre. La terre sur laquelle Yaël et Hassan peuvent se rencontrer non pas comme ennemis mais simplement comme des êtres humains qui aspirent à faire la paix et à vivre en paix. Depuis cette Terre de Feu imaginée, chacun d’eux entame un long voyage jusqu’à l’autre. Grâce à l’intervention de Yaël Hassan est mis en liberté conditionnelle et commence une nouvelle vie en travaillant dans une boulangerie. Un happy end ? Sûrement pas. C’est seulement le premier pas vers la sortie du tunnel mortifère.

Irène SADOWSKA

Tierra del Fuego de Mario Diament, créée par Claudio Tolcachir – Naves del Español Matadero Madrid. depuis le 21 avril au 5 juin 2016.