“Une très belle jeune femme”, de l’Argentin Julián López

Julián López, déjà connu en Argentine, comme poète, acteur et journaliste, nous livre son premier roman : Une très belle jeune femme. Un fils se souvient de sa mère disparue et raconte les derniers mois qu’il a partagés avec elle. C’était à Buenos Aires, dans les années 1970. Lui-même n’avait que sept ans.

Le roman, écrit à la première personne, se divise en deux parties. Dans la première, la mémoire reconstruit le passé. Le point de vue est celui du narrateur adulte qui tente de restituer l’ingénuité de l’enfant qu’il était alors, tout en portant sur ses souvenirs une réflexion acquise par l’expérience.

“Ma mère était une belle jeune femme”. Dès l’incipit, qui revient comme un leitmotiv dans l’ensemble du roman, le ton est donné : un paradis perdu, une relation fusionnelle. L’enfant est fasciné par le moindre geste de sa mère, rien ne lui échappe, parfois même, il semble se poser en protecteur de cette femme que l’on devine à la fois forte et fragile. Le père est absent et le petit garçon a toujours su qu’il ne devait pas poser de questions à son sujet. La vie s’écoule, apparemment paisible, pimentée par de rares extras : une sortie au restaurant, une séance de cinéma suivie de pâtisseries, des promenades régulières au Jardin Botanique. La mère et l’enfant vivent en vase clos dans leur modeste deux-pièces où on ne reçoit personne, sauf Elvira, la voisine de palier, une ancienne chanteuse de tango, virtuose du crochet et du plumetis, reine des housses en plastique transparent, qui inonde l’enfant d’une affection exubérante. Le garçon s’en accommode d’ailleurs fort bien, il aime cette voisine qui leur rend de nombreux services, à commencer par la possibilité d’utiliser son téléphone. Pourtant, cet équilibre n’est qu’illusoire : absences inexplicables de la mère, visite furtive de l’oncle Rodolfo, conversations à voix basse, appels téléphoniques urgents, sanglots retenus… tout laisse penser qu’un danger imminent menace leur quotidien.

La précision du style, le rythme et la richesse des métaphores font de ce récit un bloc de diamant, finement ciselé, très dense, très pur, qui semble inviolable. Derrière la vivacité intelligente de l’enfant, son imagination foisonnante, sa perception aiguë d’événements incompréhensibles pour lui mais dont il pressent la gravité, et surtout l’amour inconditionnel qu’il voue à sa mère, perce un étrange malaise qui s’accentue peu à peu jusqu’à devenir ce qu’on pourrait appeler un “suspense tragique”, si l’expression n’était pas antinomique. Si les mots “dictature”, “disparitions” n’apparaissent pas, si la violence n’est jamais montrée, la terreur est toujours perceptible en arrière-plan, à travers un convoi militaire, une alerte à la bombe ou maints détails qui parlent au lecteur argentin, par exemple ces “seize lettres” entrevues à la télévision : Unidad Viejo Bueno qui font référence à l’attaque menée par le ERP à Monte Chingolo en décembre 1975. La scène de la disparition, fondamentale, sert d’articulation entre les deux parties.

“Il n’est pas bon d’être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ça vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c’est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais ; On est ensuite obligé de manger froid jusqu’à la fin de ses jours.”

Cet extrait de La Promesse de l’aube (de Romain Gary) pourrait figurer en exergue de la deuxième partie. Très brève, elle fonctionne comme un épilogue et donne tout son sens à la première. Le narrateur, devenu adulte, mesure les conséquences de cette déchirure brutale survenue dans son enfance. Un grand amour à jamais perdu. Une absence impossible à combler qui pèse sur toute son existence. Il mène une vie ordinaire, apparemment sans souffrances, mais sans couleurs et sans appétit, comme s’il avait été vidé de sa substance propre. Une interview de l’auteur accordée à Página 12 nous apprend qu’“il y a quelque chose de biographique dans ce roman”. Julián López a lui-même perdu sa mère dans les années 1970 à l’âge de dix ans. Dommage que le mot “orfandad” – le fait d’être orphelin – n’ait pas d’équivalent en français car il s’agit bien là du premier axe de lecture, intimement lié à celui de la reconstruction de la mémoire, personnelle et collective. Mémoire de toute une génération. Pour un enfant, perdre ses parents est encore pire si c’est le fait de l’État.

Enfin, le thème de la lecture parcourt le roman. L’enfant avait toujours vu lire sa mère. Le jour du drame, il s’était fait la promesse de ne plus jamais ouvrir un livre. Pourtant, devenu adulte, il cède au goût de la lecture, comme s’il recevait ainsi un legs précieux. Ce qu’il aime, c’est que “chaque phrase efface la précédente”. À peine a-t-il refermé un livre qu’il l’oublie. Cette tension entre l’oubli et le souvenir peut aussi être vue comme une des clés du roman. “Mon défi était comment écrire politiquement sur les années 1970, comment raconter une histoire que l’on puisse lire à travers un système de voiles”, confie l’auteur à un journaliste. Pari réussi. Une très belle jeune femme est l’histoire d’un homme détruit qui essaie de reconstruire son identité, l’histoire d’un pays qui n’a pas encore pansé toutes les plaies de son passé récent. Julián López signe un premier roman dense, émouvant et poétique. Nous attendons le suivant !

Mireille BOSTBARGE

Une très belle jeune femme de Julián López, traduit de l’espagnol (Argentine) par Roland Faye, éd. Bourgois (Paris), 176 p., 12€. SITE.