Mauricio Hasbún : “Rendement ou souveraineté populaire ?”

Le philosophe Byung Chul Han affirme qu’à l’ère du Big Data, la distinction entre les seigneurs et les esclaves disparaît à partir du moment où chaque personne devient l’exploitante d’elle-même. À ce stade, la révolution deviendrait impossible et la raison d’être de tout le tissu social serait le rendement, le bénéfice, l’argent.

(Photo Jesús González – Chili)

Quand mon éditeur m’a proposé une colonne sur l’argent et la politique en Amérique latine, j’ai senti que quelque chose ne fonctionnait pas dans l’équation proposée. Mes souvenirs d’enfance où je m’efforçais vainement à mélanger de l’eau avec de l’huile ont réapparu. Cette vieille frustration est revenue quand je me suis assis pour écrire ces lignes. S’il y a trop d’argent qui circule, il n’y a pas de consultation citoyenne, et s’il existe une véritable consultation citoyenne, c’est parce que l’argent s’est retiré à l’endroit qui lui correspond. La tentation politique la plus ancienne est de revenir au temps où la politique n’existait pas, car tout était une question de décision patriarcale au sein de la tribu ou, mieux encore, quand l’humanité ne s’était pas encore émancipée de la zoologie et où tout désir collectif était soumis à une question hormonale du mâle dominant de la meute. La promesse que l’argent fait à la politique est la suivante : “Tout est plus simple, tu n’auras pas à écouter la voix de ceux que tu représentes, il suffira de les domestiquer avec l’illusion de l’argent”. Cette promesse est tentante car la politique est d’une grande complexité : il s’agit d’une réussite collective de la civilisation obtenue grâce à la force des tragédies et la persécution des utopies qui n’ont pas réussi à accomplir ce qu’elles promettaient. La politique se résume, en fin de compte, à conquérir du pouvoir pour lui donner son usage adéquat, et celui-ci n’est autre que la réussite de projets politiques qui visent le bien de tous les citoyens. Le pouvoir, comme le feu, apporte de la lumière, mais il provoque aussi des blessures et la mort. Aujourd’hui, à l’époque des grandes entreprises multinationales, le pouvoir se matérialise par l’argent. C’est cette manifestation du pouvoir qu’il faut apprivoiser. Mais le pouvoir n’avait jamais adopté une consistance aussi liquide et fuyante. Son efficacité est soumise à la peur : si tu te comportes mal, si tu réfléchis de manière trop indépendante, je quitte ton pays, après tout il y a des milliers de pauvres dans le monde prêts à me recevoir. Les touches de Wall Street sont prêtes à être actionnées pour faire sauter les capitaux du Chili jusqu’au Brésil et du Brésil jusqu’au Vietnam.

Face à ça, les parlementaires ou les représentants de chaque pays commencent à développer des réflexes pavloviens et sans trop se rendre compte, ils s’inclinent si Google ou une autre société “cherche” à investir dans un de ces pays ou régions. Avant que le fleuve de l’argent ne passe par le web, les gouvernements avaient le pouvoir sur l’argent, il pouvaient fixer des tarifs douaniers, des protocoles d’échange, des barrages à la sortie des capitaux, aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire, la pédale de commandement, c’est l’argent qui la maîtrise, et pas le gouvernement. Cela signifie souvent la fin de la politique. L’écrivain Eduardo Galeano, qui vient de décéder, nous dit que “le code de moralité de la fin du millénaire ne condamne pas l’injustice mais l’échec”. Et cette opinion terrifiante correspond parfaitement au concept du philosophe coréen installé en Allemagne Byung Chul Han quand il dit que nous sommes devant une société du “rendement”, avec sa “fatigue” inhérente. Pour Chul Han, dans notre société, la révolution est impossible, car chaque individu incarne à la fois celui qui exploite et l’exploité. Cela veut dire que chacun se constitue comme un entrepreneur de lui-même, qui auto-exploite ses “ressources humaines” particulières. Cette activité lui prend toute la vie et il lui est interdit d’échouer. Pour cela, il compte sur son auto-publicité/exposition/exhibition exhaustive que lui exigent les réseaux sociaux : dans l’ère du Big Data l’homme se noie dans son propre cri dans Facebook où il demande qu’on le regarde et qu’on apprécie ses qualités. Dans ce contexte, l’échec est compris comme une condamnation presque religieuse (d’origine calviniste ?), dans laquelle l’injustice sociale n’a rien à voir. Tu échoues non pas parce que tu as eu moins de chance, tu échoues parce que tu ne sais pas tirer profit de toi-même. Donc, le travailleur, l’étudiant, le professeur d’université, le professionnel et, bien sûr le politique “n’a pas le droit à l’échec” puisque cet échec sera le signal du non-sens de son ontologie comme être humain. Quels effets produit cette mentalité parmi les politiques ?

L’effet premier est le retour à la loi de la jungle : tout effort est pour survivre et se maintenir à flot. Comme l’avenir est menaçant, les réseaux proposeront toujours une offre supérieure à la sienne, il faudra se débrouiller avec le plus de ressources possible. Il n’y en a jamais trop, ce que l’on n’utilise pas aujourd’hui sera utilisé demain. Ainsi, le monde entier acquiert la morphologie d’un distributeur de ressources : les entreprises publiques, privées, les organismes de charité, la drogue, l’industrie de l’armement et le trafic d’esclaves. Dans ce contexte, la vertu morale devient un mélange illusoire de sujets qui ne passeront pas la sélection naturelle du marché de la communication électorale et publicitaire. Les virtuoses deviennent ainsi des êtres anachroniques, naïfs et assez maladroits à dire vrai. Les politiques “d’aujourd’hui” ne signent pas de contrat avec la société qu’ils représentent mais avec le votant individuel, avec ses intérêts individuels de personne isolée et concentrée sur ses propres dispositifs électroniques. La dernière place publique était électronique et s’appelait la “télévision” – le lecteur s’en souvient-il ? – mais aujourd’hui la télévision est morte entre les mains des smartphones, les tablettes, les applications qui diffusent de la musique, des contenus et des films. Aujourd’hui le consommateur de médias est son propre éditeur et s’informe sur ce que bon lui semble, cela signifie qu’il s’isole de ce qui lui paraît désagréable. Mais au moment de voter, il vote sans être informé par son propre système d’information. Ce phénomène est utilisé par les “analystes électoraux” qui commencent à conseiller des émissions électorales qui ressemblent davantage à une liste de supermarché qu’à une émission centrée sur le bien commun à long terme.

 L’Amérique latine

Ce que je viens d’évoquer est un phénomène qui touche tous les pays de la planète à des degrés divers. En Amérique latine, le phénomène est similaire, mais le fait aggravant est qu’en général, les démocraties de cette partie du monde sont souvent ancrées dans des institutions plus fragiles, récentes et manquant de moyens en comparaison avec les pays développés. Le Brésil, par exemple, le pays ayant l’économie la plus forte de la région, avec l’affaire Petrobras, s’est transformé en un cauchemar pour ses gouvernants. En effet, Petrobras est un projet public-privé pour l’extraction et le raffinement d’hydrocarbures qui, en dehors d’être la promesse de rendre indépendant le Brésil sur le plan énergétique, s’est mis à financer officieusement les partis politiques. Selon le calcul de certains observateurs, sur les huit mille millions de dollars de pertes de Petrobras (en grande partie dues à la chute des prix du brut), au moins 2 100 millions de dollars sont causés par les fonds détournés pour le financement électoral ou tout simplement par l’enrichissement personnel de quelques-uns. L’affaire Petrobras est la plus visible, car ses proportions sont énormes, à tel point que ses seules pertes sont équivalentes au PIB de certains pays africains. Au Mexique l’argent de la drogue pénètre dans la sphère politique et finit par pervertir la logique démocratique et fait évoluer le système vers un modèle féodal avec les serfs de « seigneurs narcos » qui ont droit de vie ou de mort sur leurs subordonnés. Des économistes mexicains ont calculé que le narcotrafic brasse entre 20 000 millions et 40 000 millions de dollars par an. Ces chiffres leur donnent plus de pouvoir que certains organes étatiques et, de fait, ils sont capables de prendre possession du territoire et de créer des “États de droits délictueux” (quel oxymore !) c’est-à-dire, un cancer juridique à l’intérieur de l’État. Ciudad Juárez au Mexique en est un exemple. En Argentine, la famille Kirchner, avec ses deux présidents successifs, d’abord Néstor et maintenant Cristina, n’arrête pas de développer son patrimoine en biens mobiliers et immobiliers. La presse d’opposition évalue à 710 % l’augmentation de leur patrimoine pendant les deux mandats, mais il existe des versions plus optimistes et d’autres plus pessimistes. Ce qui est clair, sans doute, c’est que ce type de gouvernement n’est pas compatible avec l’austérité qui devrait régner dans un pays où il y a encore des poches de pauvreté importantes.

Au Chili le phénomène est à plus petite échelle, mais il est préoccupant par son caractère systématique. Il existe un cas de figure emblématique, qui touche tout le spectre politique, de la gauche à la droite : l’État finance les campagnes politiques, mais après le bilan des dépenses et à hauteur d’un plafond que les experts électoraux essayent de mesurer avec précision. Ces bilans de dépenses sont avalisés avec des notes et des factures qui sont souvent émises par des professionnels de la communication ou des politologues et leurs destinataires sont les entreprises qui font des dons aux partis et aux candidats. Or ces notes ont été qualifiées de “fausses”, puisqu’elles ne correspondent pas à un service ou à une étude réelle réalisée par l’entreprise effectuant le don, c’est juste un écran pour que l’entreprise donatrice puisse comptabiliser cette facture comme dépense et ainsi réduire ses charges pour payer moins d’impôts. Ainsi, les candidats et les chefs d’entreprises s’entendent dans une affaire qui arrange les deux parties : financement électoral contre fraude fiscale. Les citoyens observent cela et se demandent “où sont passés ceux qui se disaient au service de la collectivité ?”. Celle qui sort gravement blessée dans tout ça, c’est l’esthétique. La société Sociedad Quimica y Minera (SQM), qui exploitait le salpêtre, l’une des richesses stratégiques du Chili, a été privatisée de manière obscure par la bande de Pinochet, et son propriétaire n’est autre que Julio Ponce Lerou, le gendre de l’ancien dictateur. Cet “entrepreneur”, conscient de l’origine illégitime de sa propriété, s’est consacré depuis la fin de la dictature à financer tout le spectre politique dans un seul but : acheter de l’impunité et éviter que la privatisation illégitime du salpêtre ne soit remise en cause par les gouvernements démocratiques. Dans ce jeu tombèrent, même des membres du parti socialiste, des proches de l’ancien président Salvador Allende, renversé et conduit au suicide par le beau-père (Augusto Pinochet) de l’actuel propriétaire de ladite société SQM. Les Grecs ne se sont pas trompés sur un point : éthique et esthétique ne font qu’un.

Mauricio HASBÚN
Traduit par Prune Forest

Journaliste de presse écrite, né en 1969 à Santiago du Chili, Mauricio Hasbún est petit-fils de Palestiniens de religion chrétienne émigrés au Chili au début du XXe siècle pour fuir la domination turque en Palestine. Il a été marqué dans l’enfance par sa scolarité chez les Jésuites (opposés au régime de Pinochet et fortement impliqués sur le plan social) et le mutisme de sa famille (souffrant du rejet des élites chiliennes et particulièrement silencieuse sur la situation politique de son pays d’adoption). Tombé en disgrâce, d’abord publié en 2006 à Santiago, est son premier roman traduit en français par Prune Forest publié aux éditions Le temps qu’il fait à Cognac. Il a participé avec ce livre aux Belles Latinas en 2010 et il vient de participer, en avril dernier, aux III Bellas Francesas, à Santiago du Chili où il a dialogué avec les écrivains français Jérôme Ferrari, Maylis De Kerangal et Eduardo Manet.