Carmen Gloria et Rodrigo brûlés vifs le jour de la grève en 1986…

Après 29 ans de pacte du silence, un ancien militaire révèle la réalité derrière ce qui est connu au Chili comme El Caso Quemados  : deux jeunes gens brûlés vifs le jour de la grève générale du 2 juillet 1986. Le garçon meurt, la fille survit brûlée à 60 %… Le dossier de justice, rouvert pour homicide, compte déjà douze arrestations. Qui a donné les ordres ? Des enjeux politiques. Et un espoir de justice.

Les faits

L’année 1986 s’inscrit comme une époque de grande espérance pour l’opposition à la dictature. L’Assemblée de la civilité s’impose comme l’instrument unificateur d’une ample mobilisation populaire. Lorsque l’Assemblée appelle à une grève générale les 2 et 3 juillet, on pressent que le moment est historique.

Le 2 juillet, malgré les menaces de répression, de la perte d’emploi ou même de la vie de la part du régime contre toute personne ayant l’intention de participer, la grève est un succès total. Pas un magasin d’ouvert, quelques bus vite rentrés au dépôt, aucune activité commerciale, les employés vite renvoyés chez eux. À 10 heures du matin, Santiago paraît vidée de ses habitants. Mais pas de ses militaires ni de ses policiers : camions bâchés, blindés, voitures aux vitres fumées de la police secrète CNI, véhicules anti-émeutes, bus kakis aux vitres grillagées de la police, patrouilles militaires casquées et armées jusqu’aux dents le visage peint en noir, les rues du centre sont bourrées d’uniformes en tout genre. Les seuls civils visibles sont les journalistes dont l’auteur de cet article ! La grève se termine par la mort de sept personnes abattues par les forces de l’ordre militaire. L’épisode le plus effroyable est sans conteste l’acte bestial d’une patrouille militaire contre deux jeunes gens (1).

Carmen Gloria et Rodrigo brûlés vifs

Un groupe de jeunes gens s’est donné rendez-vous rue Fernando Yungue dans le but de dresser une “barricade” : des pneus et quelques bouts de bois enflammés pour faire de la fumée, un acte symbolique plutôt qu’une véritable entrave à la circulation. Parmi eux, Carmen Gloria Quintana, une étudiante de 18 ans, et Rodrigo Rojas De Negri, un journaliste-photographe de 19 ans. Soudain, une camionnette remplie de militaires en armes tourne le coin de la rue et fonce sur eux. Carmen Gloria et Rodrigo sont capturés.

La description des faits ci-dessous est celle de Fernando Guzmán, un des militaires présents, qui brisera fin juillet 2015, le mur du silence orchestré par l’armée depuis 29 ans (2). “Je dois d’abord dire que toutes les déclarations antérieures sont des mensonges que l’on m’a obligé à dire… Le 2 juillet 1986, je suis radio à bord d’une camionnette de patrouille de l’armée sous les ordres du lieutenant Figueroa. Les deux autres camionnettes sont sous les ordres des lieutenants Castañer et Fernández Dittus. J’ai vu que deux personnes, un homme et une femme, étaient détenus devant un mur. Le lieutenant Castañer donne l’ordre à un soldat d’arroser les détenus avec de l’essence puis s’approche un briquet à la main. Les deux détenus sont immédiatement enveloppés par les flammes. La fille se met à courir mais est rattrapée par un soldat qui éteint les flammes avec une couverture. Le sergent Medina en fait autant avec le garçon. Castañer propose à Dittus de les tuer mais celui-ci dit que non, car il est catholique. Dittus ordonne de porter les détenus dans la camionnette. Nous avons ensuite reçu des ordres des officiers supérieurs dans le but d’occulter ce qui s’est vraiment passé ce matin-là…” Les victimes seront jetées sur le bas-côté d’un terrain vague près de l’aéroport, découverts par une patrouille de police et envoyés à l’hôpital.

Le régime contre-attaque

Le ministre de la Défense en 1986 est l’amiral Carvajal : il “nonce une campagne internationale menée par les communistes contre le Chili” et “dément toute présence militaire” lors du crime. Mais le propre rapport des lieutenants le contredit : “Dans le cadre de leur mission de faire respecter l’ordre public, la patrouille a détenu deux sujets. Un des détenus, suite à une action malencontreuse, a renversé une bouteille de produit inflammable qui a mis le feu à leurs vêtements. La patrouille a éteint les flammes au moyen de couvertures”. Cette version devient la version officielle du régime militaire. Mais les avocats du Vicariat de la Solidarité de l’Église catholique rétorquent que des témoins ont vu que les jeunes gens avaient d’abord été fouillés (ce qu’a reconnu la patrouille ensuite) et que donc il était impossible qu’ils cachent des bidons inflammables sous leurs vêtements.

Rodrigo est brûlé à 65% et Carmen Gloria à plus de 60%. Ils ont besoin de transfusions mais la direction de l’hôpital refuse d’ouvrir sa banque de sang si l’on ne paie pas avant. La mère de Rodrigo lance un appel au public et des centaines de personnes se présentent pour offrir leur sang. Après trois jours de calvaire, Rodrigo meurt, Carmen Gloria se débat entre la vie et la mort. On apprend alors que Rodrigo Rojas avait la double nationalité chilienne-étatsunienne. Sa mère, exilée suite au coup d’État, s’était réfugiée aux États-Unis où elle travaillait pour Amnesty International. L’ambassade US exige des explications.

L’armée charge le juge militaire Echevarria de l’enquête. Acculé, celui-ci se sent obligé de faire un geste : il accuse le lieutenant Dittus “d’homicide involontaire et de blessures graves involontaires”. Les autres membres de la patrouille sont libres “par manque de preuves”. Toujours entre la vie et la mort, Carmen Gloria a besoin de soins spécialisés que le manque de ressources financières lui interdit au Chili. Un hôpital canadien offre de la soigner gratuitement. Le 17 septembre, la jeune fille quitte le Chili pour le Canada, ce qui lui sauve la vie. En 1993, Dittus est condamné à 600 jours de prison avec sursis pour ne pas avoir “assisté” Rodrigo De Negri. Aucune mention des brûlures de Carmen Gloria… C’est la justice militaire !

“Les blessures ne sont pas restées dans le passé…”

Carmen Gloria Quintana a survécu, s’est mariée et a eu des enfants. Et le grand espoir qu’après 29 ans de “pacte du silence” entre les militaires (assuré par des menaces et de l’argent), la vérité sera enfin reconnue et justice rendue. Suite aux déclarations de Fernando Guzmán, le juge (civil) Mario Carroza a arrêté douze des militaires présents ce matin fatidique, y compris les lieutenants Castañer et Dittus pour interrogatoire.

Verónica De Negri, la mère du jeune homme assassiné, “demande à la présidente Bachelet d’en finir avec les privilèges des militaires » et de fermer la prison considérée “de luxe” de Punta Peuco où sont confinés les militaires condamnés pour crimes contre l’humanité.  “Les blessures ne sont pas restées dans le passé…”. Le 24 juillet, Mme De Negri rencontre Fernando Guzmán, le militaire repenti qui a permis de rouvrir le dossier. “Mon sac était très lourd et je l’ai porté longtemps” lui dit cet homme de 49 ans. “Je ne connais pas le mot pardon”, lui répond-elle, “ mais je respecte profondément votre acte de grand courage …”.

Dans une interview donnée à TVN (Télévision nationale), Guzmán s’en veut de n’avoir pas, “lors de la reconstitution de l’exaction, osé dire à Carmen Gloria que ‘ce connard (este huevón) t’a brûlée et ne t’a pas secourue’. Voilà ce que j’aurais dû lui dire… Le problème, c’était la famille. Je leur ai dit que j’en avais ch… de frousse (me cagué de miedo), il y avait des menaces. La seule chose que les milicos ne m’ont pas enlevée, c’est ma dignité. J’ai perdu ma famille, mes enfants, une fille que je n’ai pas pu reconnaître, j’avais peur qu’ils me la tuent…”.(3)

Des enjeux politiques aussi

On attend beaucoup de l’enquête car les enjeux politiques sont de taille : qui sont les officiers supérieurs qui ont donné l’ordre d’occulter la vérité, de mentir au pays et d’imposer ce pacte du silence ? Pourquoi ce pacte a-t-il pu durer si longtemps ? Pourquoi les divers gouvernements démocratiques n’ont-ils pas exigé des militaires qu’ils révèlent leurs archives ? Les résultats de l’enquête risquent de provoquer quelques révélations embarrassantes ou scandaleuses…

Le ministre de la Défense, José Antonio Gómez, a déjà fait connaître sa position : “Il ne faut pas confondre l’armée d’alors à celle d’aujourd’hui, ce sont des époques différentes…”. Le ministre a-t-il déjà oublié que de nombreux lieutenants et capitaines “de l’autre époque” sont devenus officiers supérieurs “de notre époque” ? “Nos Forces armées regardent vers le futur”, insiste-t-il. Pour certains, ce sera peut-être derrière des barreaux.

Jac FORTON

(1) Extrait du livre Pinochet, la justice impossible par Jac Forton, éditions L’Entreligne, Paris 2002.
(2) Extraits de la déposition de Fernando Guzmán devant le juge Mario Carroza le 14 novembre 2014 mais révélée seulement fin juillet 2015.
(3) Cité dans le journal La Nación du 21 juillet 2015.