Théâtre argentin et Maylis de Kerangal à Avignon

Du in au off, avec des hauts et des bas, la 69e édition s’achève ce samedi. Entre émergence d’un «théâtre d’auteur» et affirmation de la scène argentine, bilan. Deux journalistes de Libération, le 24 juillet 2015, reviennent sur la place des latinos au Festival d’Avignon 2015. Voici quelques extraits qui vont vous intéresser.

Argentine, le temps des fantômes

Présent dans cette édition avec quatre créations – dont une lecture en préfiguration d’un spectacle à venir -, le théâtre argentin est en soi un continent dont on n’a pas fini de faire le tour. Avec l’ambiguïté que cela suppose quand Sergio Boris se contente dans El Syndrome de reconstituer une Argentine d’Epinal qui fait écran à la réalité profonde de ce pays. Autrement plus étrange, même si pas tout à fait convaincant, est le huis clos sis au milieu de nulle part imaginé par Claudio Tolcachir dans Dinamo où, à travers la cohabitation improbable de trois femmes, fantômes du passé et personnages réels se confondent presque dans l’espace confiné d’un mobile home. Le passé déformé et réinterprété est également au cœur de Cuando vuelva a casa voy a ser otro (“Quand je rentrerai à la maison, je serai un autre”) où Mariano Pensotti multiplie les récits dont les bifurcations comiques et vertigineuses mettent en scène un jeu de cache-cache entre mémoire et oubli, marqué par l’irruption intempestive d’un irrésistible phénomène de falsification. Adepte lui aussi des constructions labyrinthiques, Rafael Spregelburd s’intéresse à la difficile construction européenne qu’il observe en tant qu’Argentin d’un regard ironique et distancié dans Fin de l’Europe, œuvre monumentale dont Marcial Di Fonzo aura donné à entendre les deux premiers chapitres dans le cadre de lectures au mussée Calvet.

La vogue des pièces courtes

Le Festival d’Avignon est souvent l’occasion d’expérience de dilatation temporelle : pour exemple, l’année dernière le feuilleton théâtral de dix-huit heures, avec Henry IV par Thomas Jolly, ou, en 1987, l’intégrale du Soulier de satin, proposé par Antoine Vitez, le Mahabharata de Peter Brook en 1985, ou les Ephémères d’Ariane Mnouchkine. Tous ces spectacles sont restés gravés, le public applaudissant bien sûr les acteurs, mais aussi leur propre performance, en ayant le sentiment d’avoir pris part à une odyssée. Rien de tel, en cette édition : les pièces sont courtes, soixante-quinze minutes en moyenne, et un grand nombre est montré à 18 heures. Le festivalier 2015 se couche tôt, il peut rallumer vite son smartphone, les affaires courantes n’attendent pas. Est-ce pour des raisons économiques ? Ou un hasard de programmation ? Il nous semble simultanément qu’on a pu assister, du moins au sein du off, à un grand nombre de monologues, l’acteur se chargeant de faire imaginer tous les personnages. Entre tous ces spectacles à l’économie, citons la révélation Emmanuel Noblet, avec une adaptation de Réparer les vivants de Maylis de Kérangal*. Dans un autre genre, félicitons-nous que des performances (courtes) puissent néanmoins être propulsées sur scène, pendant plusieurs décennies, avec à chaque fois des modifications : Qu’on me donne un ennemi, d’après Heiner Müller, deux poèmes dits par André Wilms en rock star, dans la cour du musée Calvet, instrumentalisé par Mathieu Bauer, Lazare Boghossian, et Sylvain Cartigny, est encore et toujours mieux, à chaque fois.

Anne DIATKINE
Hugues LE TANNEUR

* Elle est invitée aux Belles Latinas de novembre prochain.