Macondo 1, Épinal 0

La Colombie peine à changer d’image. De France, des États-Unis, ou d’Angleterre, les poncifs ont la vie dure. Spontanément les mêmes lieux communs reviennent, narcotrafic, violences, Pablo Escobar. Il y a quelques semaines, le quotidien britannique The Guardian a par exemple coiffé un reportage sur la mode en Colombie, d’un titre aguicheur renvoyant le lecteur au confort de certitudes éculées : Narcoesthétique en Colombie. L’article a suscité l’indignation des lecteurs colombiens, mais aussi des personnes interrogées et photographiées. Le retour spectaculaire de Macondo est venu opportunément changer la donne.

 Macondo était en avril dernier le pays invité du salon colombien du livre. Macondo comme tout lecteur honnête est censé le savoir, est ce “village de vingt cabanes rustiques au bord d’un cours d’eau au lit de pierres rondes, blanches et énormes comme des œufs préhistoriques (…). C’était un lieu si neuf que bien des choses n’avaient pas encore de nom et qu’il fallait si nécessaire les montrer du doigt”. Le déroulé de la description qu’en fait son chroniqueur, Gabriel García Márquez, cisèle une harmonie coupant court à la critique. Difficile à partir de là, de placer Macondo sur une mappemonde.

Le défi de l’imaginaire territorial a pourtant été relevé. Macondo a été invitée à Bogotá par les organisateurs de la foire du livre. Grâce à trois géographes experts en réalisme cartographique magique, Ariel Castillo, professeur de littérature, Piedad Bonnette, ci-devant poétesse, et un journaliste de Barranquilla, Jaime Abello. Aidé d’un spécialiste en graphiques, Mateo Rivano, ils ont magnifiquement donné à découvrir le pays Macondo, en tableau foisonnant de couleurs et de personnages tout à la fois précis, d’ici, d’ailleurs et de nulle part.

Un gallodrome, cirque de combats de coqs, a été installé au cœur de ce territoire symbolique et impossible, entre “Lointain Orient” et “Comala”. Melquiades, le Monsieur Loyal du livre Cent ans de solitude et de la Colombie, en rythmait les débats. Des débats débordant le réel réducteur du quotidien britannique. Parce que Macondo, selon le journaliste Melquiades Juan Gossain, “est partout, non seulement en Colombie, mais aussi dans une rizière vietnamienne comme un village médiéval hongrois”.

Macondo était aussi chanté, dansé, illustré sur les murs de la capitale colombienne. Macondo a quelque part cassé les faux plafonds et donné à voir une Colombie créative, vivante et colorée rompant avec le quotidien mortifère qui lui est traditionnellement affecté par les agences de presse internationales.

Fictions et réalités débordent en effet les poncifs. Les rues de Bogotá sont tapissées de chromos arc-en-ciel racontant une autre histoire de murs en murs [photo]. La mort d’un graffeur tué dans des circonstances restées obscures le 19 août 2011, Diego Felipe Becerra, a changé la donne. La municipalité a inventé une réglementation sur “la pratique responsable du graffiti à Bogotá”. Tout le monde n’était pas d’accord. Les espaces permis et non autorisés ont été délimités.

Aujourd’hui le résultat est là. L’espace public ainsi ouvert a coloré des kilomètres de maisons et de voies. Paradoxe inattendu, ces peintures murales du XXIe siècle sont désormais intégrées dans les circuits touristiques. Deux créateurs de ces œuvres éphémères, Andrés et Chiché, ne cachent pas leur jubilation : “On sait”, ont-ils dit, “qu’un mur ne change ni le monde, ni la mentalité des gens, mais voir autre chose que l’habituel dans la rue, oblige à se poser des questions”.

Un Australien, Christian Petersen, a aussitôt repris le pinceau à la volée et organisé un “Bogotá Graffiti Tour”, “pour montrer aux touristes un autre Bogotá”. Gustavo Petro, maire de la ville depuis quatre ans est le Melquiades animateur et synthétiseur de cette vitalité urbaine, artistique et conviviale. Le 20 avril 2015 abandonnant ses bureaux confortables de la Place Bolivar, il s’est installé dans une aile de l’hôpital désaffecté, San Juan de Dios.

Ce lieu de travail du docteur Elkin Patarroyo, pionnier de la lutte contre le paludisme, a été abandonné par les pouvoirs publics il y a quelques années. Les 24 bâtiments ont été rachetés par la municipalité. Le maire y a planté sa tente de campagne pour mobiliser les moyens financiers permettant à San Juan de Dios de retrouver une vocation hospitalière publique. Il en a fait dans l’attente un lieu ouvert à l’art de rue, aux expositions et aux concerts. Une flamme de la paix a été allumée le 23 avril. Et plusieurs centaines de graffeurs ont eu à disposition des dizaines de mètres pour donner leur vision de la démocratie, de la mémoire et de la paix.

Le moteur municipal n’est pas seul. La machine culturelle travaille à plein régime. Au point que pour le quotidien espagnol, El País, Bogotá serait aujourd’hui l’un des laboratoires de l’art contemporain. La grande foire espagnole de l’art, Arco a consacré pour son édition 2015, la Colombie. Mitte, une galerie berlinoise, a invité un muraliste colombien, Oscar González, surnommé “Guache”. La France a programmé une année de la Colombie en 2016.

Pour l’heure, même le festival de Cannes, a ouvert une fenêtre colombienne. Bien qu’il ait, à la différence de son homologue berlinois, peu d’atomes crochus latino-américains, sa semaine de la critique a fait quelques petites exceptions. La Colombie est du lot, avec le film, La tierra y la sombra, premier long métrage d’un jeune réalisateur, César Augusto Acevedo.

La violence bien sûr est toujours là. Les inégalités sont toujours aussi lisibles. Les conflits de toute sorte perturbent les périphéries du pays. La délinquance pose encore problème dans les villes. Pourtant la vitalité artistique et créative toujours plus forte, témoigne d’un changement d’époque. Quelque part le dialogue engagé en 2012 par le gouvernement et les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) résume ce moment particulier, mêlant espoirs, incertitudes, et créativité. Les bistrots, théâtres de poche, musées et librairies, ont fait reculer les zones d’ombre dans le vieux quartier bogotan de la Candelaria. Et dans le tout proche palais de Nariño, le président de la République, Juan Manuel Santos, initiateur d’un dialogue inédit avec la guérilla, siège dans un gouvernement tout aussi insolite. Deux de ses ministres, deux femmes, vivent en couple, de façon publique et avouée.

Le petit air de folie, qui perle de Macondo, est toujours aussi présent. Moins sanglant, il reste tout aussi déstabilisant. Le 17 avril en pleine page, un acteur colombien renommé, Juan Tarquino accordait un entretien exclusif au quotidien, El Tiempo. La titraille du papier titillait le sens commun : “M’asseoir pour pleurer n’allait pas me rendre ma Piaf”. Piaf est le nom du chien de compagnie de Juan Tarquino. L’article raconte les retrouvailles d’un animal de compagnie, égaré pendant plusieurs semaines ; et retrouvé grâce à l’une de ses amies, Mónica Blanco qui fait une thèse sur Édith Piaf.

Jean-Jacques KOURLIANDSKY