Un roman à lire sans modération

Dans ce court roman la situation initiale ressemble à un vaudeville classique : une épouse bourgeoise et mère au foyer d’une adolescente découvre par hasard qu’elle est trompée par son mari à cause d’un billet signé “À toi” niché au fond de sa serviette. Elle se met à l’espionner et à le suivre.

C’est ainsi qu’elle assiste en pleine nuit à une scène entre son mari, Ernesto, et sa secrétaire, qui tombe en arrière et se tue ! En parallèle, la fille de dix-sept ans, Lali, vit son propre drame, à l’insu de ses parents qui ne verront rien, tant obnubilés par leurs propres préoccupations et qu’ils ne comprendront rien à ce qu’ils croient être une simple crise d’adolescence.

Toute l’histoire pratiquement est vécue de l’intérieur par Inès, l’épouse bafouée, qui joue les détectives, qui veut aider son mari et fera s’il le faut un faux témoignage. Elle est prête à tout et se révèle très efficace pour cacher des preuves compromettantes et construire un scénario établissant un alibi pour le mari. Mais l’intrusion d’un troisième personnage va bouleverser la donne et faire exploser les certitudes d’Inès. Et les événements vont s’enchaîner dans un engrenage fatal.

Le gros intérêt dans ce récit qui par ailleurs rebondit sans cesse et n’arrête pas de nous surprendre réside dans le ton, beaucoup d’humour et de cynisme dans les réflexions amères d’Inès, dans ses références continuelles au comportement de sa propre mère, épouse bafouée elle aussi en son temps. Inès sait pratiquer l’autodérision sans concession au grand plaisir du lecteur.

Quelques chapitres glissés dans la narration se rapportent à des articles extrêmement pointus et crus autour de la médecine légale, des cadavres, ils font songer aux Mystères de Buenos Aires de Manuel Puig et montrent le sérieux quasi professionnel de cette femme au foyer qui a récolté tous les renseignements possibles pour sauver son mari.

Mais, par-dessus tout, c’est la solitude de ces femmes qui saute aux yeux : Inès ne se confie à personne, Lali ne peut ni ne veut compter sur aucun adulte proche d’elle, ni sur son amie, fille de son âge un peu dépassée par le genre de soucis que rencontre sa copine. Et les chapitres mettant en scène l’histoire de Lali ne sont pas drôles du tout.

Au bout du compte, c’est un beau gâchis familial raconté en moins de deux cents pages, avec la maestria à laquelle Claudia Piñeiro a habitué ses lecteurs, le récit se dévore d’une traite, on méprise beaucoup le mari et sa lâcheté, on s’agace du comportement d’Inès et on sourit de ses réflexions, on plaint un peu la jeune Lali, dans cette société machiste où les femmes de génération en génération restent les victimes plus ou moins consentantes des hommes. C’est un roman à lire sans hésitation.

Louise LAURENT

À toi de Claudia Piñeiro, traduit de l’espagnol (Argentine) par Romain Magras, Actes Sud, 172 pages, 18 €.
Claudia Piñeiro en espagnol : Tuya, Alfaguara, ainsi que Betibú et Las viudas de los jueves.
Claudia Piñeiro en français : Les veuves du jeudi / Elena et le roi détrôné / Bétibou, Actes Sud.