Cuba-États-Unis : le goût aigre-doux du boléro

Philippe Lançon, le célèbre journaliste au quotidien Libération, a publié le 31 décembre dernier, une tribune sur le rapprochement entre Cuba et les États-Unis. Son contenu très réfléchi nous nous a incité à reproduire ici, avec son aval, cette tribune qui ne manquera pas d’intéresser notre lectorat spécialisé. Philippe Lançon, diplômé du Centre de formation des journalistes en 1986 est journaliste à Libération, est chargé des grands articles littéraires avec une passion particulière pour la littérature d’Amérique latine. Il est également chroniqueur pour l’hebdomadaire Charlie Hebdo. Chez Jean-Claude Lattes il a publié en 2011 le roman Les îles. Aujourd’hui, au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, nous savons que Philippe Lançon, qui assistait à la conférence de rédaction du journal figure parmi les blessés. Nous avons une pensée toute particulière pour ce grand journaliste.

A la fin du XIXe siècle, l’écrivain cubain José Martí, en exil à New York, écrit une phrase célèbre de la littérature hispanique : « J’ai vécu dans le monstre et j’en connais les entrailles ». Le monstre, c’est les États-Unis. Martí meurt de retour dans l’île en 1895, stupidement tué par une balle pendant une bataille de la guerre d’Indépendance : Jonas ne sort pas impunément du cercle de la lampe et de la baleine étoilée. Trois ans plus tard, l’île est délivrée de l’Espagne. Cette liberté, acquise par la lutte d’un peuple et de ses intellectuels, est aussitôt confisquée par les États-Unis. Jusqu’en 1959, de dictatures en démocraties avortées, à travers toutes sortes de combats héroïques et d’aléas peu reluisants, Cuba devient le terrain de plaisir, de jeu et d’affaires de son grand voisin, de ses entreprises et de ses mafias. Il est difficile de saisir la portée et les enjeux du «grand rapprochement» actuel, si l’on oublie cette perspective.

Le monstre nord-américain est, pour l’Amérique latine et pour cette grande tête de pont qu’est Cuba, à 90 miles de Key West, un animal double : attirant et repoussant, accueillant et oppressant. Il représente la démocratie, la liberté, la modernité, la puissance, l’enrichissement possible, l’individualisme conquérant, une spiritualité intense grâce à ses écrivains et philosophes. Il représente aussi la toute-puissance, les soutiens aux dictateurs, le colonialisme économique, le puritanisme hypocrite, la solitude motorisée, un mode de vie d’un ennui abyssal, la corruption et l’avilissement de valeurs que par ailleurs il propage et symbolise. William Morgan, le seul Américain qui devint commandant révolutionnaire (et que Fidel Castro fit exécuter en 1961), a résumé la contradiction par une question : « Pourquoi soutenons-nous ceux qui détruisent dans d’autres contrées des idéaux qui nous sont si chers ? » (1)

La vie démocratique d’une grande puissance n’est ni unie ni cohérente : cet état de fait, une bonne partie du monde a appris à le vivre, l’utiliser, le fantasmer. Par sa proximité et son histoire, par la manière dont les Américains et 90 % de la haute bourgeoisie cubaine durent quitter l’île en quelques mois, Cuba est le pays qui depuis 1959 l’a le plus radicalement exprimé. Fidel Castro, avant de devenir communiste, commença par aller chez son voisin. Sa main, orgueilleuse et sans scrupule, était tendue. Il connaissait l’histoire du boléro aigre-doux que dansent les deux pays.

Le « grand rapprochement », que viennent de mettre en scène Barack Obama et Raúl Castro, est un moment essentiel de cette histoire, « ni avec toi ni sans toi ». Il arrive bien tard, et sans doute au juste moment. Le dernier des souteneurs de la danseuse cubaine  – le Venezuela – est à bout de souffle : le réaliste Raúl saisit à moindre frais la perche d’Obama qui était, sinon tendue, du moins astiquée. Pour plusieurs raisons. Les vociférations des vieux exilés de Miami, relayées par les lobbys républicains, ne correspondent plus à ce que vivent les nouvelles générations de Cubains résidant aux États-Unis. La rigidité idéologique des conservateurs américains, parfaitement illustrée par la ligne éditoriale du Wall Street Journal, a achevé de se rendre inepte sous la présidence Bush, en appliquant à Cuba de beaux principes de fermeté démocratique qu’on ne cessait, partout ailleurs, de dévoyer. On a aussi entendu crier, ces temps-ci, certains des intellectuels qui, jusqu’au milieu des années 90, ont fui le pays pour pouvoir librement exprimer leur art, leur colère ou leur mode de vie. L’exil est un chagrin que l’exil entretient ; il dégénère en névrose et rejoint une autre île, celle du pays de Jamais Jamais : les réactions de ces exilés sont d’une violence compréhensible, mais dépassée. Il y a déjà bien des années que la Cuba des frères Castro n’existe plus sous la forme policière qu’ils ont connue, et qu’ils s’obstinent à imaginer.

Celle qui l’a peu à peu remplacée est un territoire économiquement exsangue, politiquement survivant, où des poches d’énergie et de corruption se libèrent de temps à autre. Le régime cubain a toujours été expert dans la gestion des conséquences de ses crimes politiques et de ses erreurs économiques. Il ressemble à un chef mécanicien qui, lorsque la pression de son tortillard devient trop forte, sait relâcher la pression, voire purger la machine : exode de Mariel en 1980, exode des balseros en 1994, alternance d’ouverture et de fermeture le reste du temps. Il sait aussi, comme personne, transformer des vies en symboles de la lutte cubano-américaine : l’affaire du petit Elián González en 1999, la propagande récurrente à propos des «cinq héros» emprisonnés aux États-Unis – de vulgaires barbouzes désormais libérées.

Les limites à la liberté d’expression restent, dans l’île, importantes : ni presse, ni télé, ni édition libre, accès à Internet très limité. Mais ces limites ont des effets de plus en plus réduits sur la conscience des habitants : depuis plusieurs années, on croise partout, à La Havane et ailleurs, des Cubains vivant à l’étranger, des Cubains qui vont et viennent entre leur domicile insulaire et Miami (ou Orlando, ou New York, ou Mexico, ou Panamá, ou Madrid). S’ils vont aux États-Unis, ils passent par Mexico, les Bahamas. S’ils sont médecins, leurs «missions» au Venezuela, en Afrique, les enrichissent et les transforment. Beaucoup ne rentrent d’ailleurs pas. Bref, si la question de la liberté d’expression reste un enjeu, elle ne peut plus être envisagée dans les mêmes termes qu’il y a trente ou quarante ans : Cuba est une île-monde, à la fois provinciale et beaucoup plus ouverte qu’on ne dit.

C’est avant tout le pays où cohabite désormais à peu près tout et son contraire : le capitalisme et la dîme d’Etat, le vol et l’affairisme sans vergogne et la bureaucratie paralysante, une petite élite culturelle havanaise et un bataillon de professeurs et de médecins sous-payés, des insulaires vivant du tourisme ou des remesas (l’argent envoyé par les familles habitant l’étranger) et ceux, isolés, paysans, provinciaux, souvent noirs, l’écrasante majorité des habitants de l’Est, qui doivent se contenter de leurs salaires ou de leurs retraites (de 6 à 20 dollars par mois), d’un bricolage économique épuisant et de leur carte d’alimentation. Les droits de l’homme, pour eux, concernent moins la liberté d’expression, qu’ils pratiquent d’ailleurs volontiers, que la simple possibilité de vivre dignement de leur travail, sans mendier auprès des touristes ni être infantilisés.

Le « grand rapprochement » entre Cuba et les États-Unis est largement célébré par les démocrates-en-altitude ; par l’oisive jeunesse, à tout asservie ; par les artistes, les blogueurs en herbe, les hommes d’affaires, les camelots, les Cubains de l’étranger qui commencent à acheter des appartements et des maisons sur place ; par les promoteurs immobiliers, les chasseurs de tête, et, bien entendu, le monde des affaires américain, bref, toux ceux à qui l’ouverture, croient-ils, ne pourra que bénéficier. Il faut lire, ces jours-ci, avec quelle gourmandise factuelle et darwiniste des articles de la presse anglo-saxonne font l’inventaire des vautours au perchoir, prêts à sauter sur l’île, ses côtes, ses talents, ses filles, ses vieux quartiers, tous ses fantômes. Les lobbys doivent déjà s’activer dans les antichambres de la Maison Blanche et du palais de la Révolution. Les premiers, comme toujours, seront les mieux servis.

Qu’en sera-t-il pour la majorité des citoyens cubains, ceux qui n’ont jamais connu d’autre sort ni d’autre système qu’un communisme tropical de plus en plus alangui ? Qu’adviendra-t-il du peu qu’ils ont ? De leur travail ? De leurs maisons ? Que deviendront ces hommes et ces femmes plantés par dizaines dans les bureaux des banques, des administrations, des ministères ? Que deviendront les retraités ? Les paysans qui ont appris à vivre et à survivre sous le collectivisme, rusant avec le système comme ils pouvaient ? Que deviendront ceux qui habitent les maisons abandonnées en 1959, si les familles des exilés obtiennent le droit d’engager des procédures légales de réappropriation – avec tout ce que cette prétendue liberté signifie, aux États-Unis, d’avocats gloutons et de loi du plus riche ? Que deviendra, en somme, l’essentiel du peuple cubain ? Après tout, la Révolution fut faite en son nom. L’État castriste l’a ensuite et successivement enorgueilli, nourri, éduqué, enrégimenté, réprimé, humilié, appauvri, affamé. L’État néo-castriste devra le protéger des fantômes à mâchoires de la «liberté». C’est une question que ni les lamentations des uns ni les réjouissances des autres ne semblent pour l’instant porter – comme si, au fond, et une fois de plus dans le boléro que dansent ces deux pays, l’idéologie et l’intérêt devaient seuls donner le ton : comme disait l’autre, qui sème le vent récolte le tempo.

Philippe LANÇON
Libération du 31 décembre 2014

(1) The Yankee Comandante de David Grann récit paru dans le New Yorker et la revue Feuilleton de la vie de ce héros non héroïque (Alia, parution le 7 janvier 2015).