François, dix ans pape, dix ans de contestation en ses terres latino-américaines

François, « el Papa Francisco », vient de fêter ses dix ans à la tête du Saint-Siège. Fête est un mot bien inadéquat en Amérique latine. La contestation du catholicisme et de ses hiérarchies, en terres latino-américaines, est la règle depuis 2013.

Photo : Vatican Press

L’Amérique latine catholique est  grignotée par l’évangélisme. Amérique centrale, Brésil, Pérou, glissent vers les confessions de la prospérité. Leur Ciel chrétien validant le regard divin bienveillant envers le profit capitaliste, prend des parts croissantes de marché spirituel. En 1995, 80 % des Latino-Américains se disaient catholiques. Proportion tombée à 59 % en 2018. 

En temps de guerre froide, au siècle dernier, à la suite de Vatican II, le Saint-Siège et la CELAM (Conférence des évêques latino-américains) avaient fait le choix d’être aux côtés des pauvres. Des prêtres avaient rejoint l’ELN colombienne et le FMLN salvadorien. Les pouvoirs militarisés, relayés par les États-Unis de Ronald Reagan, avaient alors élevé un double contre-feu.

Un, réduire par la force des armes les religieux pratiquant de près ou de loin une théologie solidaire des pauvres, remettant en question les privilèges des puissants. Mgr Oscar Arnulfo Romero[1] avait été assassiné dans sa cathédrale au Salvador le 24 mars 1980. Six jésuites avaient été tués par l’armée salvadorienne le 16 novembre 1989, par exemple.

Deux, encourager financièrement le déploiement d’un christianisme affairiste fondé sur le salut individuel, le pentecôtisme. Le Vatican a renoncé à s’opposer à l’agression. Un pape polonais, anticommuniste, Jean-Paul II, assisté d’un cardinal allemand, Joseph Aloisius Ratzinger, ont alors épuré le catholicisme latino-américain. 

Ce choix, apprécié par les « élites » locales et la Maison Blanche, n’a pas empêché la perte d’influence de l’Église. Pour bouger la donne, Jorge Mario Bergoglio, cardinal de Buenos Aires a été élu pape en 2013. Francisco, son nom de pontife, a changé le crucifix d’épaule. Il a sanctifié Mgr Romero. Le théologien brésilien de la libération,  Leonardo Boff a été réhabilité. L’église des pauvres, la pastorale ouvrière de l’épiscopat brésilien, mises à l’index par Jean-Paul II, Mgr Ratzinger et les présidents républicains des États-Unis, ont été réhabilitées.

Le 20 janvier 2018, au Pérou, François s’est exclamé, « des tourmentes nous interpellent […], la violence organisée […], l’absence d’opportunités éducatives et de travail, le manque de logements qui contraint tant de familles à vivre dans […] la précarité ». En 2018, un évêque brésilien, Domingo Evangelisto Pinheiro a été sanctifié ; il avait formé les premières institutrices noires, au XIXe siècle, durant les dernières années de l’Empire toujours esclavagiste. En Bolivie, en 2015, le pape a demandé « avec humilité, pardon […] pour les crimes contre les peuples originaires commis pendant la soi-disant conquête des Amériques. » Le 30 juin 2020, le Vatican annonçait la création d’une conférence épiscopale de l’Amazonie, « pour donner une réponse opportune au cri des pauvres et de […] la Terre-Mère ». Le 20 septembre 2021, le pape a renouvelé ce repentir, dans une lettre adressée aux Mexicains, à l’occasion du 200e anniversaire de l’indépendance du pays. 

Tout cela a été dit et répandu de Rome bien sûr, mais aussi sur le terrain. De 2013 à 2023, François a visité dix pays latino-américains. Pourtant rien ne va plus au Royaume terrestre de l’Église. Les fidèles ruent dans les brancards d’une double morale. L’Église mexicaine l’a reconnu récemment[2]. « Nous avons peu ou pas écouté les enfants, les adolescents, les jeunes, les personnes vivant dans la rue, les homosexuels, les femmes qui ont été violées ». « Avant, les églises étaient pleines, maintenant » seuls, « 30 à 40 % des baptisés vont à la messe ». Autre fracture, le peuple catholique refuse de fermer les yeux sur la pédophilie de certains prêtres. Le pape en a pris conscience au Chili. Son voyage en janvier 2018 s’était mal passé. À son retour au Saint-Siège, il a fait un mea culpa. « Je reconnais avoir commis de graves erreurs d’évaluation et d’appréciation de la situation », a-t-il écrit au cardinal Sean O’Malley, responsable du dossier des abus sexuels commis par des religieux. Il avait alors reçu une délégation des victimes et leur avait demandé pardon. Trente et un évêques chiliens avaient été convoqués et sermonnés à Rome par le Saint-Père, les 15-17 mai 2018. En juin 2018 le Vatican a envoyé deux prêtres chargés de mettre en place une politique de réparation des abus et reconstruction des victimes. Au Mexique, des voix dénoncent les soixante-trois années de silence du Vatican sur les abus de la congrégation des Légionnaires du Christ et de son fondateur Marcial Maciel. Ce qui a donné lieu à la mi-mars 2023 à un nouveau rappel à l’ordre.

Dernière épine de ce chemin de croix, les politiques vivent mal la réhabilitation de la parole contestataire du pape. Andrés Manuel López Obrador, en 2021, a « prié » le Saint Père de présenter des excuses pour l’évangélisation agressive ayant accompagné la colonisation. Et plus récemment, Daniel Ortega, au Nicaragua, a déclaré la guerre à l’Église catholique. Après la condamnation à une peine de 26 ans d’emprisonnement de l’évêque Rolando Álvarez, l’expulsion de religieux, les relations diplomatiques avec le Vatican ont été rompues. 

Ernesto Cardenal, prêtre, poète, ministre sandiniste, mis au ban de l’Église par Jean-Paul II, et du Nicaragua par Daniel Ortega, a été réhabilité un an avant sa mort en février 2019, par le pape François. « Il est », a-t-il déclaré, « un miracle de Dieu, (…) il révolutionne l’Église et le Vatican ». Reste à en convaincre les fidèles d’une Église qui ne parvient plus à les retenir…

Jean-Jacques KOURLIANDSKY


[1] Sanctifié le 14 octobre 2018.

[2] Voir La Croix, 24 février 2023, p. 17.