Notre carnet de route de la présence latino-américaine dans le dernier festival Off d’Avignon

Nous avons suivi de près la présence latino-américaine au festival Off d’Avignon. Nous avons suivi les représentations des compagnies de théâtre venues d’Amérique latine et nous vous proposons un carnet du festival…

Photo : Festival Off

L’Argentine des années 40 et 50

Au festival d’Avignon dansent les affiches, placardées sur les murs, accrochées aux fenêtres, ficelées aux poteaux, étalées en guirlandes, et parfois plus esseulées sur un pan de mur. Elles attirent le regard qui au détour d’une ruelle en découvre de nouvelles et parfois s’arrête interpelé par un titre, une couleur, une photo, une ambiance, un nom ou un je-ne-sais-quoi qui interrompt notre marche. Ces centaines d’affiches redessinent cette ville qui vibre au rythme du théâtre et des centaines de séances de spectacles qui se jouent en continu du matin jusqu’au soir en de multiples lieux, intérieurs et extérieurs, petits ou grands. 

L’affiche de Lettre d’Evitatango pour une Cendrillon des Temps Modernes, pièce présentée au théâtre de l’Atypik, et mise en scène par Luc Khiari, se distingue par sa couleur rouge vif et par la présence d’une photo officielle du personnage d’Eva Duarte de Perón, Evita, première dame de l’Argentine de 1946 à 1952. Evita, l’épouse de Juan Domingo Perón, la défenseure des plus humbles et des plus démunis, les ‘cabecitas negras’, les ‘descamisados’, celle qui a œuvré pour que les femmes aient le droit de vote en Argentine en 1947, et qui a créé le Parti Péroniste Féminin en 1949. Evita, dont le parcours fascine ; cette actrice, venue de la campagne, née en 1919 à Los Toldos d’une relation illégitime, qui s’est fait connaître par des feuilletons radiophoniques, des rôles au théâtre et au cinéma avant de rencontrer Juan Domingo Perón en 1944 qu’elle a épousé et accompagné dans son parcours politique. Evita, morte en 1952 à 33 ans d’un cancer fulgurant, dont le corps a été embaumé, puis caché en Italie avant d’être retrouvé et enfin exposé en 1964 en Argentine. Ce personnage fascine ; sa vie, son ascension vers les hautes sphères du pouvoir, ainsi que sa mort, la disparition de son corps, fascinent. Tantôt aimée, tantôt détestée, elle ne laisse pas indifférent. 

Et pour ceux qui voudraient rencontrer ce personnage, allez voir Cristina Ormani qui fait vivre Evita pendant 1H10 dans Lettre d’Evita, spectacle présenté au festival d’Avignon en 2021 et au théâtre de l’Essaïon à Paris au printemps 2022. Son allure, sa voix, sa gestuelle, son regard posé sur les spectateurs font revivre Eva Duarte sous nos yeux dans une interprétation vibrante qui touche et émeut le spectateur avisé et non avisé. Cristina Ormani a travaillé à partir du texte Mi mensaje, récit à la première personne écrit par Eva Perón, qui le considère comme un témoignage testamentaire. Plusieurs épisodes de sa vie sont repris au fil de cette représentation où la comédienne, seule en scène, évoque le parcours de la Première Dame de l’Argentine sans construction chronologique, car, comme nous le dira le lendemain de la représentation C.  Ormani, au cours d’un entretien, elle « voulait que ce soit une conversation. Quand les gens vous racontent quelque chose à bâton rompu il n’y a pas de chronologie. Je saute du coq à l’âne. Si j’avais fait un truc linéaire cela aurait fait plus conférence. Les souvenirs et les choses à dire viennent au fur et à mesure. » Ce choix d’oralité et de spontanéité participe à cette impression d’entrer dans la sphère intime d’Evita, d’être l’un de ses amis ou confident. 

Aux côtés de cette Evita privée, le personnage public et politique apparaît également, au fil d’extraits audios officiels de ses discours, de photos encadrées décorant la scène ou encore grâce à la lumière qui projette sur le rideau de fond de scène la célèbre silhouette d’Evita, bras levés, en plein discours depuis le balcon de la Casa Rosada de Buenos Aires. La musique, les chansons et les moments de danse créent une ambiance singulière, le spectateur se laissant emporter avec plaisir par la voix de la chanteuse, danseuse et comédienne Cristina Ormani dans cette Argentine des années 40 et 50, qui se dévoile par ses rythmes et ses chansons de tango, d’Enrique Santos Discépolo par exemple, et dont il découvre les contextes politique et social, tout en entrant dans l’intimité du personnage d’Evita.

L’interprète et créatrice d’origine argentine s’est exprimée avec passion sur ce travail d’écriture puis d’interprétation de ce personnage autour duquel elle a créé deux spectacles : le premier, Evita forever, est un spectacle multi-choral mettant en scène plusieurs acteurs, musiciens et danseurs de tango, alors que le second, Lettre D’Evita, plus intimiste, est un seule en scène qu’il était plus facile de mener à bien dans le contexte pandémique depuis 2020. Elle nous dévoile sa vision d’Evita dont elle nous dit : « j’aimerais avoir sa force. Elle était animée d’une empathie, d’une générosité extraordinaire. On peut lui reprocher plein de choses mais c’était une mère Teresa. Elle avait les ovaires bien placés et c’était une visionnaire. C’était une révolutionnaire et elle était excessive. Peut-on faire une révolution sans excès ? ». 

Lettre d’Evita, Tango pour une Cendrillon des Temps Modernes sera joué à partir d’Octobre à Paris au Théâtre du Gymnase, nous confie-t ’elle, et « l’idée est de commencer par Lettre D’Evita puis de travailler sur Evita forever, et de trouver des danseurs et musiciens à Paris. » Un prochain spectacle sur les femmes chez Almodóvar est également envisagé, la comédienne poursuivant ainsi sa mise en lumière de personnages féminins forts. Deux belles rencontres à Avignon, celle de la fascinante Evita Perón et celle de la talentueuse Cristina Ormani. 

Une effervescence toute singulière anime la cité papale chaque mois de juillet, où le Festival existe depuis 1947, date à laquelle il fut créé par Jean Vilar, et où le « off », qui se déploie dans toute la ville en parallèle des spectacles du « In », est apparu à partir de 1966. En 2022, une cinquantaine de spectacles différents sont proposés dans le Festival ‘In’ et quelque 1570 dans le Festival « off’. Les artistes, comédiens, danseurs, circassiens, musiciens… et leurs publics se croisent dans les rues, sur les places, avant et après les spectacles, ou encore lors de rencontres ou conférences organisées tout au long du festival. Avignon, ce sont des rencontres, des découvertes, des coups de cœur, des moments partagés qui suspendent le temps et qui l’emplissent d’intensité et d’émotions. Les hasards de rencontres et les coïncidences alimentent cette magie d’Avignon et orientent la façon dont notre carnet de spectacles se remplit.  

 En chemin vers une représentation, je passe par hasard par la rue Grivolas, et là, sur un kakémono : « Le vol, Argentine. 1976 ». Cinq minutes plus tard j’étais installée au théâtre du roi René, la représentation commençait. Ce spectacle est une mise en scène par Bertrand Degrémond du texte écrit par Sonia Nemirovsky, également interprète du rôle principal féminin. Le vol, c’est le récit d’un vol, ou plutôt de plusieurs vols, le vol de deux vies, le vol de deux jeunesses, le vol d’un amour, le vol d’un futur possible, le vol d’une histoire, et le vol de celles de milliers d’Argentins et de Latino-Américains dans le contexte des dictatures militaires des années 70 et 80.

 « Elle », la protagoniste de la pièce, sera l’une des plus de 30 000 disparus, et « lui », le personnage masculin principal, fera partie de ces dizaines de milliers d’exilés de la dictature militaire répressive qu’a vécue l’Argentine entre 1976 et 1983. Aussi l’on voit sur scène cette histoire d’amour entre la Disparue et l’Exilé, l’histoire d’un jeune couple fougueux, amoureux, qui danse, s’enlace, s’embrasse et rit aux éclats jusqu’au moment de la séparation forcée, jusqu’à la Disparition de l’amoureuse de 17 ans. Sur scène un rideau pâle les sépare et sur ce voilage sont projetés des dessins réalisés en direct par le plasticien Pierre Constantin, illustrations en noir et blanc qui ajoutent à la tension dramatique et émotionnelle de la pièce.

 Dans Le vol, les comédiens qui jouent le couple forment un duo gracieux au jeu enlevé et profond. Le témoignage est poignant, et nous assistons à un travail de mémoire et de transmission : raconter cette histoire d’amour pour que la Disparue soit toujours présente et vivante. Sonia Nemirovsky, Franco-Argentine, livre par son texte et sur scène l’histoire de son père, car c’est son père cet Exilé. Elle redonne corps et existence à cet amour volé et dérobé arbitrairement et si injustement. Le spectateur est ému au cœur par ce témoignage vibrant d’humanité qui met en lumière les drames vécus pendant ces dictatures où les personnes « disparaissaient », ou plutôt où « on », les militaires, les « faisait disparaître » selon des techniques déjà utilisées lors de la Guerre d’Algérie. C’est ce que rappelle si justement Salim Djaferi dans Koulounisation, joué au théâtre des Doms, qui interroge la colonisation à partir de la langue et des mots. Les liens se tissent entre les spectacles qui se font écho entre eux : l’Argentine, l’Algérie, l’universalité de l’amour, le questionnement sur l’identité, la famille, les mots, la transmission, la mémoire. Le spectateur au fil de sa propre expérience du Festival d’Avignon se transforme et s’enrichit de toutes ses découvertes ou redécouvertes. Ce voyage est aussi – et peut-être d’abord- un voyage intérieur, intime et personnel.

L’Argentine des années 2000

Enfin, c’est sur la Place de L’Horloge, l’un des lieux de vie les plus bouillonnants du Festival   que j’ai été « tractée » par Camille Duchesne, de la compagnie Hecho en casa, venue du Pays basque. Car à Avignon, les comédiens ne font pas que jouer ; ils rencontrent, discutent, et tractent le public qui évolue dans la ville. La rue devient une scène, où l’on chante, où l’on danse, où les costumes font se croiser les époques et les milieux : mineurs de fond, comédiens masqués, petites filles modèles, chaperons rouges, musiciens et tant d’autres, vous présentent en quelques minutes leur spectacle, son horaire, son lieu et repartent vers de nouvelles brèves performances. Parfois la connexion se fait, parfois vous voilà emportés pour aller voir cette pièce dont vous ignoriez l’existence il y a quelques instants et que vous ne pensiez pas aller voir.

C’est donc près du carrousel que je rencontre C. Duchesne, qui par son enthousiasme au moment de présenter les trois spectacles de sa compagnie m’a convaincue d’aller les découvrir. À la Scierie sont joués deux d’entre eux : B.A.K, trois portraits de femmes que l’on découvre au fil d’une déambulation au jardin, trois portraits poignants de trois âges de la vie. Le second, inspiré d’un blog-roman écrit par l’Argentin Hernán Casciari, porte un « titre à rallonge », pour reprendre l’expression d’H. Estebeteguy, le metteur en scène : Parfois j’aimerais avoir une famille comme celle de la petite maison dans la prairie et se déroule dans l’Argentine des années 2000.

C’est accompagnée de mes amis chiliens que je me rends un lundi à 21h30 à la Scierie pour voir ce spectacle qui nous fait découvrir la vie de Mirta Bertotti, mère de trois adolescents, qui partage sur son blog les anecdotes du quotidien d’une famille argentine au début des années 2000. Les difficultés financières et relationnelles ponctuent leur histoire qui roule littéralement sur la scène. Ici, tout le décor est mobile : la chaise, les tables, la machine à laver, le frigo, les valises, l’enseigne de la pizzéria familiale, tout est sur roulettes, ce qui donne un rythme et un mouvement particuliers à ce seule-en-scène, que la Chilienne Viviana Souza tient avec énergie et humour pendant 80 minutes. L’humour est omniprésent, parfois loufoque, parfois cocasse voire grinçant, et l’on oscille entre la vie privée de la famille et la diffusion de celle-ci à des milliers d’internautes. Le spectacle alterne entre langue française et langue espagnole, avec surtitrage, et l’on se laisse emmener à Buenos Aires, puis dans le sud de l’Argentine. Les adultes ont ri, les adolescents également : les péripéties de cette famille et les états d’âme de cette mère font écho, suscitent une résonance, une correspondance qui dépasse les frontières culturelles, linguistiques et nationales, même si la pièce s’ancre dans la réalité d’une Argentine en crise qui est montrée et dénoncée sans filtre.

J’aurais également voulu voir Betún, pièce de théâtre masqué multiprimée présentée au théâtre des Barriques par la troupe Teatro Strappato, qui réunit l’Italienne Cécilia Scrittore et le Vénézuélien Vene Vieitez, également metteur en scène de ce spectacle, qui témoigne de la vie des enfants vivant dans la rue en Bolivie. J’avais également repéré la pièce Ecuador, jouée à L’Ambigu Théâtre, par la compagnie Le Navire, mise en scène par la Franco-Italienne Margherita Marincola et interprétée par le colombien Marlon Bisbicuth Rincón qui adapte le récit de voyage d’Henri Michaux en Équateur en 1927. La richesse culturelle de ce Festival qui renaît en 2022 et dont la renommée est internationale mérite une escale, un détour ou un séjour. Avignon en temps de festival parée de ses plus beaux atours séduit tous les publics. En passant la porte de ses remparts vous entrerez dans un univers joyeux et coloré, festif et bouillonnant et pourrez voyager au Brésil, en Équateur, en Argentine, en Bolivie, et dans bien d’autres pays encore.

Laëtitia BOUSSARD