« Nous avons assassiné des innocents » : le paradoxe de la vérité sur les « faux positifs » en Colombie, un récit à la fois terrifiant et soulageant

Lors d’une audience historique, dix militaires à la retraite ont reconnu la semaine dernière leur responsabilité dans l’assassinat de civils, que l’armée faisait passer pour des guérilleros morts au combat. Un scandale qui remonte jusqu’au plus haut sommet de l’État. Nous reproduisons ici l’article de la correspondante du journal Libération, Anne Proenza qui nous a donné son accord pour le reproduire dans la newsletter de cette semaine.

Photo : Pactos

« Je ne vais pas me justifier, nous avons assassiné des innocents ». Dans un silence glacial, près de deux décennies après les faits, Nestor Guillermo Gutierrez passe aux aveux. Oui, cet ancien sous-officier de la 15e Brigade mobile a bien participé au scandale des « faux positifs », l’un des pires crimes d’État commis pendant le long conflit armé qui a ensanglanté la Colombie. Entre 2002 et 2008, des militaires ont froidement assassiné au moins 6 402 civils en les faisant passer pour des guérilleros tués au combat, afin de gonfler les statistiques, sous la pression du gouvernement de Álvaro Uribe (2002-2010) qui réclamait des résultats dans sa guerre contre la guérilla, notamment celle des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc).

Avec neuf autres militaires, dont un général et quatre colonels, Nestor Gutierrez comparaissait volontairement, mardi 25 et mercredi 26, lors d’une audience publique de la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) organisée à Ocaña, petite ville de la région du Norte de Santander. Une audience historique pour la nation sud-américaine, car censée permettre de lever le voile sur l’une des pages les plus sombres de son histoire récente. Dans la salle, une cinquantaine de proches des victimes assistaient à l’audience, également retransmise en direct sur Internet.

Le lieu n’a pas été choisi au hasard. Dans la région du Norte de Santander, bastion des groupes armés, grande productrice de coca et emblématique de cette macabre pratique, pas moins de 161 civils ont été assassinés au cours des seules années 2007 et 2008, selon un schéma criminel bien huilé. Gutierrez a ainsi raconté avoir élaboré une liste de quinze personnes, « des paysans, des personnes innocentes » convertis en « objectifs » par son commando militaire. Non contents d’assassiner les paysans de la région et afin de brouiller les pistes, les militaires ont ensuite monté une véritable entreprise criminelle impliquant des « recruteurs » pour aller chercher des victimes dans différentes régions, l’émission de documents pour « légaliser » les faux combats, et l’obtention d’armes pour transformer les cadavres en faux guérilleros.

« Je représente une machine de mort »

« Je suis la personne qui a amené tous vos êtres chers depuis différentes régions de Colombie. Je me déclare responsable d’avoir amené des personnes de Soacha, de Gamarra, d’Aguachica et de Bucaramanga pour les remettre à l’armée nationale, qui les a assassinés », a confessé Alejandro Carretero, le seul civil comparaissant parmi les militaires. « Je représente pour vous une machine de mort », a déclaré de son côté le sergent Sandro Mauricio Pérez Contreras, qui a notamment avoué avoir retiré les papiers d’identité des victimes originaires de Soacha « pour que ce soit plus difficile pour vous de les retrouver ».

En 2008, 19 jeunes gens avaient disparu de Soacha, banlieue pauvre du sud de Bogotá, avant d’être retrouvés à plus de 400 kilomètres de là, dans une fosse commune du cimetière d’Ocaña, enterrés par les militaires comme des guérilleros morts au combat. L’armée les avait attirés par de fausses promesses de travail. La ténacité des «mères de Soacha», comme on les a surnommées pendant qu’elles cherchaient inlassablement leurs enfants, avait permis de médiatiser pour la première fois, dès 2008, ces crimes extrajudiciaires que les autorités colombiennes et la presse appellent «les faux positifs».

Pour justifier leur assassinat, Álvaro Uribe, avait à l’époque déclaré : « Ne croyez pas que les garçons de Soacha étaient partis cueillir du café », insinuant ainsi qu’il s’agissait de délinquants. Et jamais le président conservateur ni le haut commandement militaire n’ont voulu reconnaître une pratique systématique ou admettre la responsabilité de la hiérarchie – politique ou militaire – dans ce scandale d’État. Lors de l’audience tenue cette semaine, la plupart des militaires venus témoigner ont pourtant confirmé « la pression» qui venait d’en haut, notamment à travers les programmes radio de l’armée qui incitaient à faire du « résultat ». L’ancien colonel Rincón Amado a affirmé que les plus hauts responsables de l’armée « exigeaient et réclamaient des morts au combat ».

L’ex-général Paulino Coronado Gámez, qui commandait à l’époque la 30e brigade du Norte de Santander, a tenu à souligner – comme si cela amoindrissait les faits commis dans sa propre région – que ces crimes extrajudiciaires s’étaient produits dans 29 des 32 départements colombiens. Bien qu’assurant avoir agi « par omission », l’ancien haut gradé a dit « assumer cette responsabilité légale […] pour que le peuple colombien ne vive plus jamais, plus jamais, ces moments abominables». «Dites-nous qui a donné l’ordre, général. Si c’est le Président, dites-le-nous, dites-nous qui a donné l’ordre d’assassiner nos fils », lui a lancé la mère d’une des victimes.

Des pratiques qui perdurent ?

« Qui a donné l’ordre ? » Cette question, arborée par la plupart des proches de victimes sur leurs tee-shirts ou des pancartes, résume le long chemin qui reste à parcourir avant que la vérité sur ces crimes d’État ne soit totalement éclaircie. D’autant que la page des crimes extrajudiciaires commis par des militaires est loin d’être tournée. L’actuel ministre de la Défense est entre autres questionné sur une opération militaire menée le 23 mars, au cours de laquelle onze personnes présentées comme des dissidents des Farc ont été tuées. La presse, les ONG et les habitants soutiennent qu’il s’agirait de civils tués lors d’une kermesse dans un hameau.

Tribunal né de l’accord de paix signé en 2016 entre le gouvernement colombien et l’ex-guérilla des Farc, la Juridiction spéciale pour la paix juge les pires crimes de l’interminable guerre colombienne. Selon cet accord, les acteurs du conflit armé qui reconnaissent leurs crimes, contribuent à faire émerger la vérité et offrent réparations aux victimes, pourront bénéficier de peines alternatives à la prison. Les juges de la JEP fixeront dans un délai de trois mois les peines des ex-militaires ayant comparu cette semaine.

À la fin de l’audience, les trois magistrats ont rendu hommage aux victimes et à leurs familles et reconnu le courage des militaires qui avaient accepté de comparaître. L’un d’eux a aussi annoncé que l’investigation sur les crimes extrajudiciaires de l’armée était entrée dans sa seconde phase et devait permettre « d’aller de plus en plus haut ».

En conclusion, les militaires et le recruteur civil ont à nouveau reconnu leurs responsabilités. Un par un, ils ont honoré la mémoire des victimes, énumérant gravement leurs noms, et soulignant pour chacun que ce n’était « ni un délinquant, ni un membre d’une structure criminelle ». Face à la colère d’une jeune femme qui s’est plainte qu’on avait écorché le nom de son père assassiné par les militaires, l’ex-colonel Rincón Amado a répété lentement, dans un silence poignant : « Votre père Jesús Emilio Navarro Garay était un homme de bien. »

Anna PROENZA
Correspondante à Bogotá
Journal Libération

(1) La journaliste de Libération nous connaît car en novembre 2014 elle est venu à Lyon à participer en tant que jury à notre festival Documental, l’Amérique latine par l’image. Cette année nous avons présenté, parmi la dizaine de documentaires, le film Portraits de famille d’Alexandra Cardona Restrepo qui est venu à la séance accompagnée par Luz Marina Belnal Parra, mère d’une de victimes assassinées par les militaires. Alexandra Cardona Restrepo elle écrit et réalise des documentaires et des séries. Son travail est surtout axé sur la défense des droits de l’homme en Colombie.