Le Chili, une lueur d’espoir dans un monde à la dérive

Le CETRI (Centre Tricontinental à Bruxelles) publie dans le journal Le Soir de Bruxelles une analyse de la situation actuelle du Chili. Sous la plume de Guy Bajoit, professeur émérite de sociologie de l’Université Catholique de Louvain et président du Centre Tricontinental. Gabriel Boric pourrait être l’homme de la situation pour engager le Chili sur la voie de l’anti-néolibéralisme.

Dans un monde où « tout change » on a forcément l’impression que « rien ne va plus » : l’incertitude règne partout. Le Giec nous annonce que l’humanité risque de disparaître bientôt et que la Troisième Guerre mondiale, qui sera nucléaire, vient peut-être de commencer avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Pourtant, quelque part dans le monde, un petit pays semble avoir décidé de « résister encore et toujours à l’envahisseur », c’est-à-dire au capitalisme néolibéral et à ses conséquences néfastes. Le peuple chilien s’est révolté en octobre 2019 : il a hurlé « !basta! » (« assez ! »).

LES FAITS

En octobre 1970, les élections présidentielles furent remportées par un militant socialiste de longue date, Salvador Allende. Il était alors le chef d’un mouvement politique qui réunissait toute la gauche : l’Unité populaire. Son but était de montrer qu’un pays peut devenir socialiste en suivant une voie démocratique et en faisant des réformes. Mais celles-ci furent bloquées au Parlement par une alliance entre les partis de la droite et le parti démocrate-chrétien. Paralysé par ce blocage, le gouvernement d’Allende fut attaqué de partout et commença à s’affaiblir rapidement. En septembre 1973, l’armée chilienne, dirigée alors par le général Augusto Pinochet, organisa un coup d’État, financé par les États-Unis. La dictature militaire qui en résulta dura 17 ans et fit des milliers d’exilés et de victimes.

En 1980, Pinochet fit voter une nouvelle Constitution qui remplacerait celle de 1925. Elle fut approuvée par les deux tiers des voix (67 %) au cours d’un référendum constitutionnel, qui fut cependant entaché d’irrégularités. Cette Constitution renforçait les pouvoirs personnels du dictateur et prévoyait qu’il resterait au pouvoir pendant huit ans encore. Elle faisait aussi de l’État chilien un « État subsidiaire » : celui qui n’intervient que si l’initiative privée fait défaut.

En 1983, conseillé par l’économiste américain Milton Friedman, Pinochet décida de faire des réformes (appelées « modernisations »), qui consistaient à introduire la logique néolibérale dans l’économie chilienne et dans le fonctionnement des services publics (éducation, santé, etc.). La richesse nationale (le PIB) augmenta rapidement à partir d’alors et le Chili devint une société de consommation. Mais cette richesse fut très mal distribuée : les inégalités sociales augmentèrent également et avec elles, le mécontentement des classes populaires.

En 1988, après les huit années prévues par la Constitution, un nouveau référendum fut organisé pour prolonger (par « oui » ou par « non ») le pouvoir de Pinochet. Le « non » l’emporta et le dictateur dut renoncer à ses fonctions. Les conditions du retour de la démocratie furent alors négociées pendant les deux années suivantes.

En 1990, quand la démocratie revint, le gouvernement élu fut assuré par une alliance entre quatre partis : le parti démocrate-chrétien, le parti pour la démocratie (social-libéral), le parti socialiste et le parti radical. Cette alliance s’appela « la Concertación ». Le fait notoire est que (pour des raisons trop longues à expliquer ici), les partis en question et les quatre gouvernements successifs qu’ils ont formés entre 1990 et 2010, ne renoncèrent pas au néolibéralisme : ils poursuivirent la même politique économique et sociale commencée par la dictature militaire. Il en alla de même des trois gouvernements suivants (de 2010 à 2022), dont deux furent marqués par le retour politique de la droite.

Certains des gouvernements de la Concertación cherchèrent, avec des résultats limités cependant, à réduire les inégalités sociales engendrées par un régime néolibéral excessivement discriminatoire. Mais ces résultats furent jugés très insuffisants par les classes populaires, parce qu’ils n’étaient pas à la hauteur des espérances qu’éveillaient en elles les succès de la politique économique, dont les dirigeants ne manquaient pas de se vanter. Cette politique, en effet, profitait surtout à la classe gestionnaire et à une partie de la classe moyenne. Cette frustration fut à l’origine de plusieurs mouvements sociaux de protestation. Ceux-ci, portés d’abord par les syndicats traditionnels, commencèrent dès les années 1990 : grèves des mineurs du cuivre, des travailleurs forestiers, des dockers, des pêcheurs, des paysans. D’autres les suivirent : mouvements régionalistes au sud et au nord du pays ; mouvements des femmes, du personnel de maison, des minorités ethniques, des minorités sexuelles, des quartiers populaires ; mobilisation aussi contre la privatisation des caisses de pensions de retraite (les Associations Fonds de Pension).

À partir des années 2000, cette « mouvance anti-néolibérale » (ensemble de mouvements différents et non coordonnés, mais dont les revendications mettaient en cause le néolibéralisme) fut reprise par la jeunesse, avec une efficacité et une conscience politique remarquables. D’abord par les plus jeunes : les élèves de l’enseignement secondaire, qui firent des grèves et des occupations d’écoles en 2001 (« el mochilazo ») et plus encore, par les manifestations qu’ils organisèrent en 2006 (« los pingüinos »). Ce fut ensuite le tour des étudiants universitaires qui, en 2011, réclamèrent une éducation de qualité et gratuite.

Tous ces mouvements, qui marquèrent « le réveil du Chili » ont mené plus tard, en octobre 2019, à ce qui a été appelé « el estallido social » (l’explosion sociale). Ce mouvement, parti de Santiago, mais suivi par toutes les villes du pays, réunissait des dizaines de milliers de citoyens chiliens. C’étaient surtout des jeunes, mais aussi des adultes ; principalement d’origine populaire, mais aussi issus des classes moyennes ; porteurs de revendications multiples et diverses : celles des jeunes évidemment, mais aussi celles des femmes, celles des peuples « originaires » (1), celles des écologistes, celles des minorités sexuelles, etc. L’« estallido  » fut souvent très violent, mais il fut aussi traité avec une violence extrême par les forces de l’ordre (les « carabinieros de Chile »). Après trois mois de manifestations hebdomadaires, le gouvernement de droite (de Sebastián Piñera) comprit qu’il fallait prendre ce mouvement très au sérieux et céder du lest. Il accepta donc au moins une des revendications du mouvement : il promit (par une loi du 24 décembre 2019) de mettre en place un processus constitutionnel visant à remplacer par une nouvelle Constitution celle, toujours en vigueur, que Pinochet avait mise en place en 1980. L’idée était très intelligente : il était essentiel de repenser les fondements du contrat social (de la coexistence pacifique), mais, du même coup, ledit processus permettait de gagner du temps et d’attendre que le calme revienne.

LES SIGNES PORTEURS D’ESPÉRANCE

La pandémie (survenue au début de 2020) a bien freiné le processus, mais elle ne l’a pas arrêté : il était lancé.

En octobre 2020, un référendum a été organisé, pour confirmer que le projet de doter le pays d’une nouvelle Constitution était bien approuvé par au moins deux tiers des citoyens chiliens. Il l’a été par 80 % des voix exprimées.

Six mois plus tard, en mai 2021, les 155 membres de l’Assemblée Constituante furent élus. Cette élection confirma le manque de confiance des Chiliens dans les partis politiques institués et leur préférence pour des listes de candidats indépendants. Elle confirma aussi le triomphe de ceux dont on peut penser qu’ils sont plutôt « de gauche » et qu’ils rédigeront une Constitution qui saura obliger les patrons capitalistes à payer leurs impôts, à respecter les travailleurs et les consommateurs, à protéger l’environnement, bref, à se préoccuper davantage de l’intérêt général de leur pays que de leurs intérêts privés.

Notons aussi que les « Constituants » sont paritairement des femmes (78) et des hommes (77), qu’ils sont plutôt jeunes (en moyenne 44,5 ans), qu’ils sont majoritairement des professionnels et que parmi eux, 17 élus appartiennent aux différents peuples originaires du Chili.

Fait unique dans l’histoire du pays, cette importante Assemblée a élu comme première Présidente Elisa Loncón, une femme appartenant au peuple originaire Mapuche. La seconde présidente est également une femme, politiquement indépendante des partis : María Elisa Quinteros. L’Assemblée a commencé ses travaux le 4 juillet 2021 et doit remettre une proposition de texte constitutionnel dans un délai de 9 mois, qui ne pourra être prolongé qu’une seule fois durant 3 mois.

C’est à la fin de l’année 2021 qu’eurent lieu les élections présidentielles : premier tour, le 21 novembre ; second tour, le 19 décembre. Sur les six candidats qui participèrent à l’élection, le premier tour en sélectionna deux : José Antonio Kast (27,91 %) et Gabriel Boric (25,83 %). J.A. Kast – avocat et homme d’affaires, marié, père de neuf enfants, âgé de 56 ans, député, fondateur du Parti républicain en 2019 –, représentait la droite dure d’hier : libérale, moralisatrice (voire puritaine), répressive et explicitement « pinochetiste ». G. Boric – juriste, leader étudiant du mouvement de 2011, âgé de 36 ans, célibataire mais en couple, fondateur du parti Convergence sociale en 2018, député depuis 2014 – représentait la gauche d’aujourd’hui : anti-néolibérale, ouverte sur des problématiques nouvelles (écologie, féminisme, pluriculturalisme, sécurité, droits humains) sans perdre de vue les anciennes (défense des travailleurs, promotion du développement).

Au second tour des élections présidentielles, les résultats s’inversèrent : J.A. Kast n’obtint plus que 44,2 %, tandis que Gabriel Boric obtenait 55,8 %. Il semble que ce résultat soit dû surtout aux jeunes (qui, juste à temps, paraissent avoir repris goût à la politique) et aux femmes (qui ont très vite compris que cette élection-là, elles ne pouvaient pas la perdre au profit d’un candidat de droite, hostile à leur cause). Le nouveau et jeune président de la République du Chili a formé un gouvernement qui a prêté serment le 21 janvier dernier. Il est composé de 24 ministres, dont 14 femmes. Il est entré en fonction le 11 mars dernier.

Pris ensemble, tous ces signes accumulés depuis le retour à la démocratie (il y a trente et un ans) paraissent indiquer qu’un puissant mouvement social et politique s’est constitué au Chili. Ce mouvement a un objectif majeur : faire du Chili un « laboratoire de l’anti-néolibéralisme », c’est-à-dire le contraire de ce que Pinochet en a fait avec l’aide de ses « Chicago Boys ». Il faudra pour cela inventer une nouvelle voie du développement économique et social, mais aussi, une nouvelle conception de la démocratie politique et une nouvelle culture du contrat social. Et il faudra réussir, si possible, à convaincre un peu moins de la moitié des citoyens chiliens que tout le monde gagnera au change.

Il est d’ores et déjà évident que la tâche de G. Boric et de son gouvernement sera énorme et très difficile. Il faudra continuer à créer de la richesse économique mais, en même temps, édicter des lois qui obligeront les grandes entreprises capitalistes à la redistribuer équitablement entre tous les groupes sociaux qui en ont besoin ; et les obliger aussi à respecter les exigences de l’environnement, celles des consommateurs, des peuples originaires, etc. Tout cela, sans être sûr de pouvoir compter sur une majorité parlementaire. Or, la classe dominante chilienne et la droite politique ont plus d’un tour dans leur sac. Il va falloir que G. Boric et son équipe se battent, « hasta que la dignidad se haga costumbre » (jusqu’à ce que la dignité devienne une habitude), comme n’ont cessé de le réclamer les manifestants de l’« estallido  » d’octobre 2019.

Guy BAJOIT

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