Russie-Ukraine : lente dérive latino-américaine en cale sèche

Bousculant la direction donnée à la péniche ibérique perdue entre Europe et Amériques par José Saramago, de malicieux alizés font lentement dériver la barque latino-américaine vers la mer des Sargasses. Cette navigation en océan sans rivages permet d’esquiver les rochers de la Mer noire et ceux  d’Azov, labourés par les bombes russes et ukrainiennes. Et d’ignorer les rappels au cap diplomatique donnés par Washington et  Bruxelles. 

Photo : Espaces Latinos

Le cap du bateau Amérique latine ne suit manifestement pas en effet le Nord de la boussole des « Vieux pays ». Les amiraux de Haren,  port de Bruxelles, siège de l’Alliance atlantique, sont préoccupés. Pourquoi cette  route latino-américaine, s’égare-t-elle ainsi à mi-chemin ? Certaines gazettes, montrent d’un doigt dénonciateur la gauche latino-américaine : elle perpétuerait les illusions soviétiques de la guerre froide[1].  D’autres journaux y voient l’effet de manœuvres complotistes russes[2]. Qu’en est-il ? Quelles lunettes chausser pour mesurer la portée de ce pas de côté extra-occidental des Amériques méridionales ? 

Le vote aux Nations unies, sur les résolutions concernant le conflit russo-ukrainien, est un thermomètre ayant l’avantage de contraindre les membres de l’ONU à se prononcer de façon transparente. Les Latino-américains n’ont pas pu se soustraire à cette obligation, que beaucoup auraient sans doute souhaité éviter. Au fil des semaines, et des votations, le constat d’un embarras persistant et croissant est d’évidence. La majorité des pays a condamné l’agression russe. Aucun ne s’est opposé à cette sanction diplomatique. Pour autant ils sont de plus en plus nombreux à glisser vers les bancs de touche. L’abstention, le refus de voter,  deviennent progressivement la tentation. Le 4 mars 2022, la résolution condamnant l’agression russe n’avait été rejeté par aucun des pays latino-américains membres de l’ONU. Quatre s’étaient abstenus, la Bolivie, Cuba, le Nicaragua et le Salvador. Le Venezuela n’avait pas pris part au vote. Un mois plus tard,  le 7 avril 2022, la Bolivie, Cuba, le Nicaragua, ont refusé de suspendre la Russie du Conseil des droits de l’homme. Le Brésil, le Mexique, le Salvador, se sont abstenus. Le Venezuela n’a pas pris part au vote. Ce choix visualisé dans les enceintes onusiennes reflète un état ambiant. La presse latino-américaine, comme cela a été signalé dans ces colonnes, a retiré la guerre de ses titrailles. Le conflit est relégué dans une rubrique fourre tout, le plus souvent sans commentaires qualitatifs.

Il y a là un dérapage qui mérite commentaire. L’Amérique latine, comme l’a fait remarquer il y a déjà plusieurs années l’ambassadeur Alain Rouquié, est un Extrême Occident. Quelque part donc un Occident aussi, ayant en partage ses valeurs. Et il est vrai que les votes ont été souvent assortis d’exposés des motifs fondés sur le respect de cette morale. Un État membre de l’ONU, ne peut pas en envahir un autre avec ses armées et le bombarder. Du nord au Mexique, au sud en Argentine et au Chili, les présidents, Andrès Manuel Lopez Obrador, Alberto Angel Fernandez, Gabriel Boric Font, ont dénoncé l’agression et condamné l’agresseur. Il est vrai que dès les débuts de cette crise, certains  comme Cuba ont censuré la violation du droit sans signaler le fauteur de trouble. Et que d’autres ont pataugé, rectifiant leurs votes dans le sens du droit, après une phase hésitante, comme le Brésil et l’Uruguay. 

Les bancs de touche, au départ étaient clairsemés, Bolivie, Nicaragua, El Salvador, Venezuela. Ces bancs sont aujourd’hui plus garnis. Comme si la défense du droit, qui pourtant a toujours été le bouclier souverain défendu becs et ongles par les gouvernements latino-américains, avait perdu de sa pertinence. Ce serait oublier l’autre facette d’autodéfense pratiquée en Amériques latines, la dépendance concurrente. Sans capacités militaires, sans potentialités économiques et industrielles, sans surface technologique, ni réseaux d’influence, culturels et diplomatiques, l’Amérique latine est en risque de souveraineté limitée. Sauf à jouer, pour les équilibrer, sur les appétits concurrents des plus forts, les États-Unis, depuis longtemps, la Russie ou hier l’URSS, et aujourd’hui derrière la Chine, la Corée, l’Inde, l’Iran, le Japon, la Turquie. La difficulté, en situation de crise internationale majeure, comme cela est le cas avec le conflit russo-ukrainien, est d’arriver à naviguer au plus prés de Charybde et Scylla, en évitant tout abordage fatal. La cale sèche dans les différentes enceintes des Nations unies, assortie de motivations, apparaît donc comme une échappatoire de secours. Ronaldo Costa Filho, représentant du Brésil au Conseil de sécurité, a justifié l’abstention de son pays, le 7 avril 2022, par l’incapacité du « Conseil à parler d’une seule voix (..) et les sanctions qui impactent le monde, en augmentant le prix des combustibles, du gaz, des grains et des fertilisants (..) Plus le conflit s’éternise, plus grand sera le risque de nouvelles instabilités (..) en Ukraine comme dans le reste du monde ».

Inutile donc d’y voir un quelconque alignement sur tel ou tel. Les États-Unis ont leurs alliés fidèles, comme la Colombie, ou d’autres, contraints par leurs circonstances, comme Honduras et Guatemala. La Russie a une présence relativement ancienne et préservée à Cuba, mais aussi quoique plus récemment au Nicaragua et au Venezuela, et encore plus  neuve en Bolivie et au Salvador. Mais dans un cas comme dans les autres, il ne s’agit ni de soumission volontaire, ni d’allégeance à cent pour cent. Les gouvernements des États cités ont tous assortis leurs préférences de bémols, ménageant au final la chèvre nord-américaine et le choux russe. Qui aime bien châtie bien, dit le proverbe. L’amitié latino-américaine pour Washington et Moscou, s’exprime donc verbalement. Ca fait plaisir et ça ne fait pas de mal. Vaisseaux et avions latino-américains assurant transport et vente aux uns et aux autres, de minerais, pétroles et autres denrées alimentaires, en effet suivent cahin-caha,  leur cours habituel. 

Reste à convaincre les maitres du monde international. Au terme de sa réflexion romanesque sur la dérive des continents, José Saramago[3], invente un dialogue entre un président des Etats-Unis et son entourage qui pourrait être d’actualité : « si le monde se met à aller et venir, vagabondant d’un endroit à l’autre, quelle est la stratégie qui permettrait d’y faire face (..) cette houle peut produire des bénéfices, mais tout aussi bien aggraver l’indiscipline de la région » (latino-américaine).

Jean-Jacques KOURLIANDSKY


[1] Correspondants en Amérique latine, « En Amérique latine, les accents pro-Poutine de la gauche », Le Monde, 27 mars 2022

[2] Daniel Lozano, « Los tentáculos en español  de la propaganda bélica rusa », El Mundo, 8 avril 2022, p 12

[3] Op. cité note 1, page 324