Le piano est désormais muet, mais la mélodie résonne encore : disparition de Miguel Ángel Estrella

Dans un communiqué à propos du décès de Miguel Ángel Estrella, ses proches avaient écrit qu’il « a consacré toute sa vie à la musique au service de la liberté ». De même, la délégation argentine à l’Unesco avait annoncé sur Twitter: « le décès de Miguel Ángel Estrella, ambassadeur argentin auprès de l’Unesco et ambassadeur de bonne volonté de l’Unesco, pianiste et fondateur de l’ONG Musique Espérance ». Voilà un personnage qui a su incarner à la perfection la figure de l’artiste engagé.

Photo : Espaces Latinos

Le 7 avril, Miguel Ángel Estrella, pianiste, fondateur de l’ONG Musique Espérance et ambassadeur auprès de l’Unesco est décédé à l’âge de 81 ans. Né le 4 juillet 1940 à San Miguel de Tucumán, dans le nord de l’Argentine, il a découvert tôt une passion pour le piano. Sa famille se caractérisait par la pluralité : d’un côté son père était poète et fils de paysans libanais émigrés en Bolivie, de l’autre, sa mère était institutrice et d’ascendance amérindienne métissée. Tous deux lui avaient communiqué une conscience sociale qui se traduira par un engagement à vie pour les déshérités et les plus démunis. À 18 ans, il était entré au Conservatoire de Buenos Aires, puis avait continué ses études dans les années 60 à Paris et à Londres avec pour professeur Nadia Boulanger qui le décrivait comme un « musicien né » à la « puissance contenue ».

Dans les années 70, il avait décidé de jouer dans les bidonvilles de Tucumán avec son épouse Martha, car ils considéraient la musique comme un droit auquel tout le monde devrait avoir accès, et non pas comme un privilège : « La musique sauve, il n’y a pas un seul jeune des bidonvilles formé à la musique qui soit tombé dans la drogue ». Cependant, aux yeux des régimes autoritaires argentins qui s’étaient succédé, cela faisait d’eux des communistes dangereux. Miguel Ángel Estrella décide donc de partir en Uruguay dès 1976, mais il est arrêté en 1977 par les autorités militaires qui le soupçonnent de participer à des activités subversives.

Pendant plusieurs années, il est compté comme un des 30 000 « disparus » poursuivis par les services de sécurité militaires d’Argentine dans le cadre de l’Opération Condor. Détenu par les autorités uruguayennes, elles lui font subir des tortures physiques et psychologiques. Les bourreaux s’acharnent notamment sur ses mains, qui en sortent très abîmées : « Ils se concentraient surtout sur mes mains (…), feignant notamment de vouloir m’amputer ». Cependant, pour ne pas perdre ce qui le rattachait à la vie normale, Miguel Ángel Estrella s’était imaginé un clavier sur lequel il jouait dans sa cellule. Sous la pression internationale, représentée notamment par des comités de soutien composés par de grands artistes comme Yves Montand et même son ancienne professeur Nadia Boulanger, Miguel Ángel Estrella est libéré en février 1980. Il est accueilli à Paris et travaille pour redevenir le virtuose qu’il était. En 1982 il reprend finalement ses concerts, et il est naturalisé français en 1985.

Le nouveau répertoire qu’il forme s’inspire de son origine multiculturelle comme de sa nouvelle vie en Europe : il mêle Rameau, Messiaen et le folklore musical latino-américain. On peut le voir jouer dans un seul concert des pièces d’Atahualpa Yupanqui et d’Ástor Piazzola comme de Bach ou de Beethoven.

C’est dans cette nouvelle vie, après avoir surmonté les horreurs de la torture, que survient aussi l’avènement de l’artiste engagé : 1982 est également l’année où Miguel Ángel Estrella avait créé la FIME (Fédération Internationale Musique Espérance), afin de remercier le monde musical pour l’avoir « sauvé de l’enfer ». Celle-ci est devenue par la suite une ONG, reconnue par l’Unesco en 1992, et avec qui elle travaille encore à promouvoir le respect de la dignité humaine et à faciliter l’accès à la musique pour tous. Nommé Ambassadeur de bonne volonté de l’Unesco en 1989, il rassemble avec Musique Espérance un Orchestre pour la Paix. Cette idée lui était venue après avoir été témoin (en Palestine notamment), des conflits internes qui déchiraient le Moyen-Orient. L’Orchestre se compose alors de musiciens en formation de différentes nationalités et croyances religieuses. En 2000, le Haut-Commissariat aux Réfugiés lui avait décerné la médaille Nansen pour avoir fait « avancer la cause des réfugiés ». Puis en 2003, il devient ambassadeur d’Argentine à l’Unesco. Ainsi, au-delà de la voie musicale, Miguel Ángel Estrella a su élever sa voix pour la mettre au service de la liberté, de la dignité et des droits humains.

Tomás TORRES