« L’attrapeur d’oiseaux : le récit de Pedro Cesarino en marge du monde connu, entre la réalité et le mythe »

Dans La Vorágine (1924), l’écrivain colombien José Eustasio Rivera décrivait la forêt amazonienne comme une prison verte. Nous retrouvons cette image dans le premier roman de l’anthropologue brésilien Pedro Cesarino.L’œuvre est un composé d’enquête anthropologique et de fiction magique : le récit angoissant est inspiré des séjours que Cesarino a effectués auprès de villages de communautés indigènes d’Amazonie. L’attrapeur d’oiseaux est un livre qui nous altère : il nous montre ce qu’est l’autre, le revers de notre monde.

Photo : Payot-Rivages

L’éditeur du livre le qualifie de roman, le premier de l’auteur, mais il n’est pas certain qu’il contienne de la fiction. On pourrait le voir comme une enquête anthropologique : l’auteur nous est présenté comme« l’un des plus brillants anthropologues de sa génération », et il se trouve à la recherche du mythe de l’attrapeur d’oiseaux. Ce n’est non plus le cas : nous ne sommes ni dans un laboratoire à São Paulo, ni sur un terrain d’observation prêts à recueillir minutieusement des données autour de ce mythe mystérieux.

Une fois le livre refermé, il nous semble que ce mythe de l’attrapeur d’oiseaux, qui est rapporté par bribes, reste obscur et sans résolution. Un travail de reconstitution et d’interprétation serait nécessaire pour le rendre intelligible aux non-spécialistes. Pourtant, ce texte, écrit à la première personne, ne nous laisse pas indifférents : il nous mène sur les chemins ardus de « l’entre-deux », et évoque les impasses tant professionnelles qu’intimes de l’anthropologue qui séjourne plusieurs mois en Amazonie. Récit autobiographique et fiction s’entremêlent dans les bras du grand fleuve Amazone, ainsi que sur ses rivages gorgés de lieux étranges, hybrides et sauvages. À cet égard, le titre en portugais est explicite : Rio acima (en amont du fleuve).

Au début de l’œuvre, le lecteur est convié aux préparatifs d’une expédition ethnographique qui n’a rien d’extraordinaire. Il faut rassembler une quantité importante de vivres ; une multitude d’ustensiles de cuisine ; de grands stocks d’essence et d’eau ; de la verroterie, des cordes, des filets et des munitions d’armes à feu. Mais pour un voyageur fatigué et mélancolique, cela est simplement « un tas de bordel indispensable ». Retenons cela : un homme seul et triste. Ce sont deux choses incompréhensibles pour les gens de la tribu qu’il va rejoindre. On peut penser aux expéditions anthropologiques de Claude Levi-Strauss,et à tous ces détails exécrables qui lui ont provoqué un dégoût tel, que nous pouvons lire au début de ses Tristes Tropiques (1955) cette phrase mémorable : « Je hais les voyageurs et les explorateurs ».

Le monde a changé depuis les années 40. Aujourd’hui, dans les bourgades qui se sont formées sur les rivages boueux de l’Amazone, nous pouvons trouver des supermarchés, des vendeurs ambulants d’origine indigène, des blancs ou des métis. Il y a des milices organisées, des postes de police à l’affût d’opérations frontalières illégales, mais aussi des bureaux de change, des bars, des diffusions de programmes évangéliques et de publicités effroyables. La prostitution, les escroqueries, les actes de violence, la persécution et les trafics en tous genres décrivent un chaos qui caractérise cette zone à la limite de la civilisation et de l’enfer vert de la jungle.

L’intérêt de ce livre se trouve dans la description détaillée qu’il nous donne des paysages, des gens et de leurs comportements, des sons et des odeurs, en un mot, de tout un univers à part entière.

C’est en pirogue que nous parvenons au « village du Grand Tournant », dans les confins du monde connu. Après plusieurs jours,« Le fleuve semble pénétrer dans les concavités du cerveau et en modifier les axes » écrit l’auteur… Un séjour dans ce village au bord du fleuve est l’occasion de ressentir la vacuité des jours qui passent ; pour l’auteur ce sont des semaines et des mois d’oisiveté qui s’écoulent face à des enquêtés qui deviennent presque sa famille, mais qui se dérobent souvent à ses questions. Pourtant, la faim, la fièvre et la lassitude qui affaiblissent, les dangers qui se posent tous les jours et les corvées à faire pour pouvoir se nourrir, n’empêchent pas l’anthropologue de faire son enquête. Il est à la fois un héros modeste et otage de ses hôtes souvent désemparé. La vie ne se déroule jamais comme prévu, et malgré cela c’est dans ces circonstances que l’enquête prend tout son sens : il est témoin des manières de saluer, de se nourrir, de dormir, de mourir. Nous pouvons mentionner la mort du chef du village qui a lieu durant le séjour de l’anthropologue : les rituels décrits précisément et qui accompagnent le défunt sont fascinants.

Ce texte nous parle d’êtres envoûtants et dérangeants qui semblent fragiles face au monde « civilisé » qui s’y introduit sous la figure de l’anthropologue, du policier ou de l’évangéliste. Cependant, ces êtres nous révèlent également une autre manière d’être au monde et d’habiter un entre-deux tant géographique comme existentiel.

Maurice NAHORY

L‘attrapeur d’oiseaux de Pedro Cesarino, traduit du brésilien par Hélène Melo, aux éditions Payot Rivages, 152 P. , 17 euros