Un carnet de voyage depuis le Chili en pleine mutation sociale et politique

Trois membres de notre équipe éditoriale sont partis au Chili pour suivre de près les préparatifs de la passation du pouvoir du président désigné Gabriel Boric le 11 mars prochain ainsi qu’une série de reportages à la situation actuelle chilienne notamment les travaux de la constituante qui devra enfanter une nouvelle constitution. Olga Barry nous propose sa première chronique depuis Santiago.

Photo : Espaces Latinos

Après plus de 13 heures de voyage pour traverser l’Océan Atlantique et la Cordillera de los Andes (avec port du masque obligatoire), l’arrivée à l’aéroport de Santiago dans la situation sanitaire actuelle fût quelque peu ardue : longues files d’attente pour passer les contrôles sanitaires et se faire tester. Puis, il nous a fallu respecter quelques jours de confinement en attendant les résultats des tests avant d’obtenir un pass de mobilité. Ensuite, nous fûmes soumis à l’obligation quotidienne et durant 10 jours, de remplir un rapport sur notre situation géographique et sanitaire. Dans la capitale chilienne, en même temps que se respire l’atmosphère d’un moment historique inédit, la vie s’écoule entre l’inquiétude face à la propagation rapide du virus Omicron et les activités quotidiennes de la population. Les conversations tournent autour des expectatives sur le nouveau processus de la Convention constitutionnelle, l’installation du nouveau jeune président Gabriel Boric et son programme de transformations sociales du pays, qui oscille entre espoir et incrédulité.

Le président élu et son équipe ont réaffirmé de manière claire leur engagement de réformer « avec responsabilité et gradualité », « pas à pas ». Ainsi, pour calmer le monde des affaires, Gabriel Boric a avancé quelques jours avant la présentation officielle de son cabinet ministériel, prévue pour le 22 janvier et finalement réalisée le 21, que la personne qui devrait prendre le portefeuille des Finances Publiques, serait une personnalité très expérimentée et très engagée dans le processus de transformation du pays, sans dévoiler son nom. Rapidement les rumeurs ont circulé autour de la figure de Mario Marcel, actuel président de la Banque centrale, ce que le président élu a confirmé ce vendredi 21 lors de l’annonce de son cabinet. Cette nomination, affirmait un chroniqueur chilien du journal digital El Mostrador, « serait un signal fort que le nouveau gouvernement respectera l’autonomie de la Banque Centrale » et il a ajouté qu’il fera sauter les bouchons de champagne, ce qu’on appelle au Chili le ‘Sanhattan’, boutade en référence au monde des affaires de Manhattan. 

Sortis de la quarantaine, nous nous sommes rendus à La Moneda Chica, siège du président récemment élu et son équipe, situé dans la faculté d’Etudes Internationales de l’Université du Chili, face à l’édifice de la Commission des Droits de l’homme de la PDI (Police d’investigation), dont quelques véhicules protègent les alentours. C’est ici où le Président et son équipe travaillent, reçoivent les délégations et les personnalités de la société civile et politique. Devant ces locaux, tôt depuis le matin, des journalistes des chaînes de télévision et de radio et des citoyens lambda sont postés et attendent patiemment que le nouveau président se montre pour leur lancer un salut amical et les écouter. Ces personnes, souvent issues de milieux modestes, mais pas uniquement, lui apportent des petits présents. Gabriel Boric sort dans le jardin plusieurs fois par jour afin de les écouter. Pour lui, l’écoute est essentielle. Mercredi dernier, une jeune femme attendait patiemment dans le jardin que Gabriel Boric s’approche pour lui offrir une petite poupée qu’elle avait fabriquée à son effigie. Mais malheureusement ce jour-là, le président n’a pas pu effectuer sa sortie rituelle, car un groupuscule d’Indiens Mapuches très en colère et énervés scandaient des insultes, contre celui qui serait en train de tourner le dos au peuple. En effet, la veille le président avait reçu une délégation de leaders des différents partis de la droite. 

Jeudi 20 janvier, dans la soirée, une dizaine de manifestants cagoules et habillés de noir sont venus devant La Moneda Chica réclamer la libération des prisonniers de la révolte de 2019-20 et manifester leur rejet du projet d’amnistie en cours de discussion au Parlement. Cette amnistie s’appliquerait également aux policiers responsables d’atteintes aux personnes pendant la rébellion populaire, au cours de laquelle des centaines d’entre elles ont perdu un œil ou les deux. Il faut se souvenir qu’un de ces jeunes resté aveugle s’est suicidé il y a quelques mois. Les fonctionnaires de la Police d’Investigations ont utilisé des fusils de chasse pour disperser les manifestants, provoquant des affrontements.

Le mystère autour du nouveau gouvernement et de son cabinet ministériel a été dévoilé vendredi 21 à 9 heures de matin (1), devant le frontispice du Museo Nacional de Historia Natural de du parc Quinta Normal, beau monument patrimonial de presque deux cents ans. Le Président “electo” Gabriel Boric a présenté son cabinet ministériel composé des 24 ministres avec lesquels il gouvernera au Palais de la Moneda à partir du 11 mars prochain. Parmi ces 24 ministres, 14 sont des femmes. 

Les nouveaux ministres

Izkia Siches, ex-président de l’Ordre des Médecins et porte-parole de Boric durant la campagne du deuxième tour, sera la nouvelle ministre de l’Intérieur. Le noyau central, “le cercle de fer” sera donc formé par Iskia Siches, Mario Marcel au ministère des Finances, le député Giorgio Jackson (Révolution démocratique), ministre Secrétaire général de la Présidence et la députée Camila Vallejo (PC) ministre secrétaire général du gouvernement. Gabriel Boric, Giorgio Jackson et Camila Vallejo forment « les trois mousquetaires », car bien que militant dans des partis différents, ils furent les principaux leaders des révoltes étudiantes de 2011. Les blocs des partis plus traditionnels et l’ancien Concertation, réunissant sous le nom de « Convergence Progressiste » le Parti socialiste, le PPD Parti Pour la Démocratie, le Parti Radical, et le Parti Liberal ont également reçu quelques portefeuilles. Notamment celui des Finances, attribué à Mario Marcel, ancien militant PS avant de prendre la direction de la BCC en 2008 ; la nomination hautement symbolique de la petite-fille de Salvador Allende, Maya Fernández Allende désignée ministre de la Défense ; le ministère du Logement et Urbanisme est attribué au sénateur Carlos Montes et celui des Affaires Étrangères à Antonia Urrejola. Il faut noter que pour la première fois dans l’histoire de ce pays le ministre de l’Éducation est un professeur, Marco Ávila (Révolution démocratique) ; le ministère de la Justice à la sociologue Marcela Rios ; celui de la Femme et l’Équité de Genre revient à la journaliste Antonia Orellana, la plus jeune ministre de 32ans. Le ministère de de l’Environnement est dirigé par à la physicienne et climatologue Maisa Rojas ; au ministère des Culture, Art et Patrimoine, l’anthropologue Julieta Brodsky, la professeure d’éducation physique et exfutboliste sélectionnée national, Alexandra Benado prend la tête du ministère des Sports; le biologiste Flavio Salazar est nommé ministre des Sciences ; Jeanette Vega, ministre du Développement social ;  la députée Marcela Hernando (Parti radical)  ministre des Mines et de l’architecte ;  Juan Carlos García (Parti libéral) ministre des Travaux Publics ;  la docteure Begoña Yarza, indépendante, est nommée ministre de la Santé. Le ministère du Travail et Prévision Sociale revient à Jeannette Jara (PC), l’Agriculture à Estebán Valenzuela, le ministère de l’Économie à Nicolás Grau (Convergence socialiste CS), enfin, l’ingénieur (CS) Juan Carlos Muñoz sera ministre des Transports et de l’Énergie. La liste n’est pas exhaustive mais en résumé, le gouvernement regroupe 14 femmes et 10 hommes, d’une moyenne d’âge de 49 ans. Quinze d’entre eux proviennent de la région Métropolitaine et neuf des autres régions du pays.

Une cérémonie très symbolique

La cérémonie fût inaugurée de façon solennelle par une petite introduction énoncée par l’actrice oscarisée Paulina García, devant un parterre d’invités très divers et varié (organisations populaires, représentants des organisations politiques et sociales ou simples voisins) et la presse. Le président Gabriel Boric a appelé chaque ministre nommé et Paulina Garcia enchaînait en lisant une courte biographie de chacun et chacune des ministres. La vue de ces nombreuses femmes ministres, debout devant la façade du Musée, fût inédit et profondément émouvant. Le Président prit ensuite la parole en commençant son discours par ces mots : « Avec joie et espérance, nous vous faisons connaître notre cabinet ministériel. Nous avons souhaité le faire ici dans ce parc de la Quinta Normal car nous nous sommes engagés à être un gouvernement citoyen et aux portes ouvertes ». Plus loin, il a ajouté « vont venir des moments difficiles, de travail ardu et ce sera dans ces moments que nous devrons travailler en équipe. Un bon Président, ce n’est pas celui qui est derrière ses ministres, « en train de leur souffler dans la nuque, mais celui qui sait travailler en équipe », ajoutant « aux ministres je leur demande de dialoguer, dialoguer, dialoguer et d’écouter deux fois plus ». Il a rappelé son attachement à la poursuite de la Convention Constituante afin de parvenir comme prévu à la date du referendum populaire en juillet qui devrait ratifier (ou non) la nouvelle Chartre fondamentale, appelée à remplacer celle « qui nous a été imposée à feu et sang en 1980 ». Son discours s’est conclu sous les applaudissements chaleureux de l’assistance. La tenue de cette cérémonie fût sobre, hautement symbolique et très émouvante.

Olga BARRY
Depuis Santiago du Chili

(1) Vidéo du discours de Gabriel Boric en espagnol : https://www.youtube.com/watch?v=O1kJfxg47iE

Olga Barry devant « Moneda Chica » siège provisoire à Santiago du président désigné Gabriel Boric