L’ombre inquiétante de la dictature de Pinochet plane sur le Chili de l’entre-deux-tours

L’intellectuel d’origine chilienne Ariel Dorfman (Buenos Aires, 1942) a livré récemment au journal El Mostrador, une analyse lucide et éclairée sur les élections dans son pays, frappé par les crises et polarisé. José Antonio Kast, candidat d’extrême droite, arrivé en tête au premier tour, le 21 novembre, avec 27,91 % des suffrages, affrontera le 19 décembre, lors du deuxième tour, le candidat de la gauche, Gabriel Boric et son score de 25,82 %. L’effondrement de la droite démocratique mettrait-il le Chili face à « un problème existentiel » ?

Photo : Frases 333

De son point de vue, José Antonio Kast (Parti Républicain) est assez comparable à Viktor Orbán en Hongrie, à Mateusz Morawiecki en Pologne, à Jair Bolsonaro au Brésil ou à Donald Trump aux États Unis, qui non content d’empoisonner la vie politique, a polarisé le pays, a parsemé d’embûches le mandat de son successeur, et pourrait même remporter la prochaine élection présidentielle. Leur autoritarisme rend ces personnages extrêmement dangereux. Ils ne comprennent pas ce qu’est la démocratie ; et pas davantage l’humain et ses problèmes. Et lorsqu’ils sentent une opposition sur leur route, ils n’hésitent pas à recourir à la force de l’État.

Pour Dorfman, José Antonio Kast, qui ne peut être qualifié de fasciste au sens historique du terme, serait un leader crypto-fasciste qui dissimulerait son idéologie fasciste dans un but purement électoraliste. Aussi Dorfman s’interroge t’il sur le succès de ce dernier lors du premier tour des élections chiliennes, qui relève du paradoxe. Certes, malgré les avancées sur la voie de la démocratie et de la résilience menées par les gouvernements successifs, et par la droite elle-même, qui ont eu à cœur de prendre leurs distances vis à vis du pinochétisme, le pays craignait encore, quelques trente ans après le « Non » à Pinochet exprimé par voie de referendum démocratique, un retour des fantômes cruels du passé. Mais en 2019 les manifestations de grande ampleur qui avaient rassemblé plus d’un million de personnes dans les rues de Santiago avaient fait naître l’espoir, chez Dorfman comme chez bon nombre de Chiliens, d’en finir avec les vestiges de la dictature dont l’un des signes les plus manifestes est la Constitution actuelle qui est une rémanence de l’ère Pinochet (1973-1990). L’optimisme renaissait. Et en mai 2021 les Chiliens élisaient les 155 membres de l’Assemblée Constituante chargée de rédiger la nouvelle Constitution. 

En conséquence il paraît d’autant moins compréhensible que les Chiliens aient pu donner, lors du premier tour des élections en novembre 2021, autant de voix à un candidat qui se réclame ouvertement de Pinochet et qui ne cache pas son admiration pour les pages sombres que le dictateur a écrites dans l’histoire récente du Chili. Pour tâcher de comprendre les raisons qui ont pu mouvoir une partie non négligeable du peuple chilien à plébisciter José Antonio Kast, Dorfman considère plusieurs causes. 

En premier lieu, Kast a su habilement exploiter la crise politique. Sebastián Piñera, tout en laissant carte blanche à la police pour réprimer les manifestants, n’a pas entendu les problèmes de son peuple et, délibérément, n’a pas donné suite aux revendications sociales exprimées lors du grand mouvement social de 2019, ce qui a accru le désarroi populaire face à un avenir incertain et préoccupant. Piñera, compromis également dans le scandale des ‘’Pandora Papers’’, a été un mauvais gouvernant et il est responsable de la dégradation de la droite chilienne et de son effondrement lors des dernières élections. Il a créé ainsi un vide de représentation démocratique dans lequel s’est engouffré Kast qui a donné un tour plus droitier à cette droite chilienne en déliquescence et a su changer les aspirations de justice sociale en demande sécuritaire, mettant à profit un deuxième paramètre, celui de la pandémie qui a frappé durement le pays et a déconcerté et précarisé davantage une partie de la société chilienne.

Cette détérioration de l’image du pouvoir traditionnel et de la droite démocrate chilienne, dans un contexte mondial d’érosion de la démocratie aggravée par la pandémie ouvre grand la porte aux charlatans de tous bords, a fortiori lorsque des crises encore plus graves se profilent telles que la crise climatique, la crise des migrants, la crise de l’injustice et des inégalités. Et comme le souligne Dorfman, non sans inquiétude, le Chili est aujourd’hui face à un grave problème existentiel qu’il lui appartiendra de résoudre le 19 décembre lors du second tour des élections. Car si Pinochet est arrivé au pouvoir par la force d’un coup d’État, c’est tout autre chose de voir gagner par la voie démocratique ce candidat pinochétiste, ultraconservateur, qui ira contre tous les progrès que le Chili a réalisés au cours des trente dernières années. Jusqu’à aujourd’hui il n’y avait jamais eu un tel candidat de droite. Si une majorité d’électeurs lui donne la victoire avec l’aval d’une droite qui se prétend démocrate et qui jusqu’à présent essayait de s’affranchir du pinochétisme et si le peuple chilien cautionne cela, le résultat sera on ne peut plus néfaste pour l’histoire et pour le futur du pays. Or, le pays a besoin plus que jamais d’une droite démocrate ouverte au dialogue et au consensus démocratiques. Et le 19 décembre, même si Kast perd, même s’il ne remporte que 40 % ou 48 % des suffrages, il est déjà le leader de toute la droite chilienne.

L’espoir réside toutefois dans la solidité des institutions, comme le prouve l’exemple des États Unis. Trump, ou pis encore, le sénateur républicain Marcos Rubio, sont des menaces pour les institutions américaines, mais celles-ci résistent malgré tout. S’il est vrai que les institutions chiliennes sont moins anciennes et moins solides, Dorfman espère que le Congrès chilien, tout fractionné qu’il est aujourd’hui, saura empêcher tout manquement dans le jeu politique. Sans oublier le rôle que pourra jouer la nouvelle Constitution.

D’après El Mostrador
Traduit par Isabelle Santarrosa

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