Une arithmétique électorale diabolique pour un avenir plus incertain

Les Chiliens ont voté dimanche 21 novembre 2021. Avec 27,9 % des voix, le candidat d’extrême droite Juan Antonio Kast obtient la majorité relative ; il est suivi par le jeune candidat de gauche Gabriel Boric. Tout les oppose et, quel que soit le vainqueur du deuxième tour, la voie de « gouvernementalité » qui les attend semble bien étroite.

Photo :  Gobierno de Chile

Avec environ la moitié seulement d’électeurs inscrits, les résultats des votes sont imprédictibles, d’autant plus que la moitié qui s’est mobilisée le 21 novembre, semble différente de celles qui l’ont précédée lors des élections pour l’assemblée constituante. Dimanche 21 novembre, avec sept millions de votants (sur 15 millions, soit 47,3 % de participation), les résultats des sept candidats au premier tour des présidentielles, sont incertains : Juan Antonio Kast, extrême droite, admirateur d’Augusto Pinochet et fan du Brésilien Jair Bolsonaro, obtient 27,9 % des voix, tandis que Gabriel Boric, le plus jeune candidat, issu des mouvements sociaux, obtient 25,8 %.

Les partis traditionnels sont les grands perdants, ils ont été écartés du second tour : Sebastián Sichel, droite, représentant les partis du président Sebastián Piñera, n’a eu que 12,8 % et Yasna Provoste, la seule candidate féminine, à la tête de la Concertation (regroupant essentiellement le PS et la Démocratie chrétienne), a à peine récolté 11,6 % des votes. Marco Enríquez-Ominami (MEO), candidat pour la 4e fois, situé quelque part entre Boric et Provoste, n’a eu qu’un petit 7,6 % des votes. La surprise a été créée par Franco Parisi du Mouvement pour les gens (sous-entendu, « contre les politiques ») – absent du pays pendant la campagne électorale en raison de poursuites pour des questions de pension alimentaire –, qui arrive avec 12,8 % !

En appliquant l’arithmétique la plus simple : Boric (+ Provoste + MEO) obtiendrait 45,1 % ; Kast (+ Sichel) 40,7 %. Forts de 12,8 %, les électeurs de Parisi, considérés plutôt à droite, seraient en position d’arbitres. Mais les choses sont toujours beaucoup plus complexes qu’ils ne paraissent à première vue. Les résultats des trois autres votes qui ont eu lieu le même dimanche 21, peuvent malgré tout aider à comprendre, partiellement, ces résultats. Ces votes ont eu pour objet le renouvellement de la moitié du Sénat, de la totalité de la Chambre des députés et des conseillers régionaux (Cores).

Voici d’abord les résultats du 21 novembre, en pourcentage de voix, en rapprochant chaque famille politique auprès de leurs respectifs candidats officiels :

Lors des scrutins des sénateurs, des députés et, plus encore, des conseillers régionaux, les électeurs ont le choix entre des personnalités de proximité dont ils peuvent souvent avoir déjà apprécié le travail réalisé, ce qui n’est pas le cas pour les présidentielles. José Antonio Kast (55 ans) s’est fait progressivement connaître de l’électorat national, d’abord comme député, depuis 2001, puis comme candidat à la présidence en 2017 (élection où il a obtenu 7,9 % des voix). Gabriel Boric (35 ans) est connu comme l’un des leaders du mouvement d’étudiants de 2011, et depuis 2013, comme député. Ceci pourrait expliquer, du moins en partie, les différences de performance entre candidats présidentiels par rapport aux résultats de leurs respectives familles politiques.

Mais le tableau montre clairement aussi qu’il s’est produit un glissement d’au moins dix points des voix de la famille politique de Sichel au profit du candidat présidentiel Kast, mouvement prévisible et annoncé au cours de la campagne électorale, tant celle du candidat officiel a été terne comparée à celle du représentant de l’extrême droite. Du côté de Provoste, il s’est produit un mouvement similaire, bien que de moindre ampleur, d’environ cinq points seulement, en faveur de Boric. Pour sa part, Parisi semble avoir ratissé chez les « divers », un champ composite constitué essentiellement d’indépendants. 

Le tableau suivant montre la composition des chambres de sénateurs et de députés issues de l’élection du 21 novembre et les rapproche, tout comme les Cores, des grandes familles politiques actuelles :

Les Cores ne constituent pas une assemblée nationale, leur vocation se situe au niveau régional, mais ils ne sont pas moins un reflet du pouvoir issu directement des urnes. Ceci étant dit, le futur président de la République aura à gouverner sans disposer de majorité absolue, même en comptant leurs alliés potentiels. Au Sénat, la droite disposera de 25 voix, la gauche de 23, et il y aura 2 voix inscrites comme indépendantes. Dans la Chambre des députés, la droite disposera de 68 voix, la gauche de 74, et on comptera 6 partisans de Parisi, 2 écologistes, 2 humanistes, 2 indépendants. Enfin, chez les conseillers régionaux, on trouvera naturellement une plus grande dispersion, avec 125 élus pour la droite, 139 pour la gauche et un départage possible grâce aux 22voix des partisans de Parisi et/ou les 16 voix divers.

Cette délicate situation de « gouvernementalité » se juxtaposera par ailleurs avec le travail de l’Assemblée constituante qui élabore actuellement une nouvelle Constitution en remplacement de celle héritée de la dictature de Pinochet, qui est toujours en vigueur. Le 25 octobre 2020, plus de 78 % d’électeurs ont voté pour une nouvelle Constitution rédigée par des membres d’une Convention constituante élus au suffrage universel. L’élection des 155 membres conventionnels s’est réalisée en mai 2021, a donné une ample majorité aux secteurs favorables à une modification radicale de la Constitution, et a réduit la droite à une minorité insuffisante pour songer à exercer le droit de veto. Les enquêtes ont montré que beaucoup de jeunes primovotants se sont mobilisés. Boric s’inscrit dans l’esprit de l’élaboration d’une nouvelle charte, en revanche Kast est opposé à la modification des règles constitutionnelles dictées sous la dictature de Pinochet.

Lors des élections du dimanche 21 novembre, le Chili a perdu en partie l’extraordinaire opportunité que lui offrait l’histoire d’écrire un projet original, démocratique, solidaire. La voie s’est rétrécie ; toutefois, la mobilisation d’électeurs qui ne sont pas allés voter au premier tour, ainsi que le réveil des démocrates pourrait empêcher la tentation de mise en place d’un projet factieux, et redresser la barre pour oser construire le socle d’une nation plus juste. 

Diego PÉREZ DE ARCE
Aligre, le 22 novembre 2021