« Eichmann à Buenos Aires », un accusé extraordinaire d’Ariel Magnus

Ariel Magnus, journaliste et écrivain argentin, a montré qu’il avait le goût du jeu en écrivant Une partie d’échecs avec mon grand-père, le précédent roman traduit en français. Avec Eichmann à Buenos Aires, il nous montre qu’il a aussi le goût du risque.

Photo : L’Observatoire et France Culture

Et les risques de l’entreprise romanesque sont ici nombreux : recherche de la part d’humanité d’un nazi qui jouait au violon du Brahms et du Beethoven ou, au contraire, exécration recuite, en écho à celle que le père de l’auteur vouait à Adolf Eichmann. Le fuyard en Argentine a pour nom d’emprunt Ricardo Klement et a Buenos Aires en commun avec Ariel Magnus. « Rien n’est plus dur à comprendre que le passé quand il a eu lieu au même endroit que notre vie actuelle. » écrit l’auteur dans une postface. L’auteur, dont la famille juive avait fui l’Allemagne nazie pour l’Argentine, nous installe, selon un fil chronologique, dans l’intimité d’un personnage central du IIIe Reich et son récit commence en juillet 1952, deux ans après sa fuite d’Europe. Le romancier retrace les huit dernières années du fugitif en Amérique latine, avant son jugement en Israël.

Comment écrire sur Adolf Eichmann ? Comment accompagner, au fil d’un roman documenté, ce personnage pétri de haines ? Tout semblait avoir été dit, écrit, filmé sur l’organisateur de « la solution finale » et la médiocrité du personnage. L’originalité de ce roman repose sur les écrits de l’architecte de cette « solution finale ». La documentation est abondante et elle pèse sur le roman d’Ariel Magnus car Eichmann était, semble-t-il, un pervers graphomane. En effet, au 2 février 1961, l’accusation disposait de 3564 pages tapuscrites, consciencieusement relues et paraphées une par une par Eichmann qui pensait qu’elles seraient publiées. Elles sont complétées par la transcription de ses dépositions au cours des 121 sessions de son procès, entre le 11 avril et le 14 août 1961.Dans l’attente de son jugement, il rédige 80 pages manuscrites par jour, notamment une première version de ses Mémoires. Réduit à l’inactivité, Eichmann n’a de cesse de se consacrer à sa défense, projet déjà entrepris durant son exil argentin. Ce plaidoyer pro domo cherchait à minimiser son rôle dans la « solution finale ». Lui se présentait comme un simple spécialiste de l’émigration forcée et de la politique de colonisation.

Le roman commence en juillet 1952 ; Eichmann attend alors sa famille, après deux ans de séparation. Dès les premières pages, nous sommes plongés dans Buenos Aires en deuil car ‘Evita’ Perón est morte le 26 juillet 1952, au moment où Eichmann accueille sa femme Vera et ses enfants. « Malchanceux » (Desafortunado, titre en espagnol du roman d’Ariel Magnus), le fugitif ne trouve pas de fleurs pour Vera car elles ont toutes été dédiées aux obsèques d’Eva Perón. Malchanceux encore, c’est ainsi que se voyait Eichmann lorsqu’il fut « envoyé in situ inspecter l’avancée du travail d’extermination », lui qui voulait déconnecter sa besogne de sa finalité.

Nous suivons un personnage maniaque de chiffres, soucieux de rentabilité dans les transports ferroviaires, méthodique et calculateur dans la dissimulation. Mais lui se considère généreux, pour avoir regroupé les Juifs dans les ghettos : « se retrouvant tous au même endroit, ils évitaient les pogroms ». Prévoyant, il ajoute : « l’obligation de cohabiter dans cet espace réduit leur a servi d’entraînement pour la création de leur futur pays au Moyen-Orient ». Le 11 mai 1960, il est enlevé par le Mossad, les services secrets de l’État d’Israël.Ariel Magnus fait dire à Eichmann qu’il se considère comme le « père de cette race améliorée » et que s’il était né juif, il aurait été un « sioniste fanatique ».

Eichmann, décrit tour à tour comme imbécile (Hannah Arendt), monstre (le père de l’auteur), robot (Harry Mulisch), n’épuise pas l’énigme du mal. Ariel Magnus ne sait pas décrire Eichmann en le réduisant à un mot mais on comprend l’épreuve émotionnelle qu’a été la fréquentation des écrits d’un assassin de masse, lorsqu’il confesse avoir eu l’œil gauche qui clignotait durant l’écriture de la dernière partie du roman, « les mêmes tics qu’Eichmann ».

Maurice NAHORY

Eichmann à Jérusalem, d’Ariel Magnus, traduction de l’espagnol (Argentine) par Margot Nguyen Béraud (Ed. de L’Observatoire, 206 p., 20 €)