L’Argentine présidentielle en crise : pointe conjoncturelle d’une confusion latino-américaine

Le 15 septembre 2021 la majorité justicialiste argentine a éclaté, de façon inattendue et spectaculaire. L’événement a bousculé bien des certitudes et des espoirs, à Buenos Aires et au-delà. Le président Alberto Fernández a été contraint d’écoper la chaloupe avec les moyens du bord, au lendemain d’une primaire générale perdue et à quelques semaines des traditionnelles législatives de mi-mandat. 

Photo : La Nación

D’autres mouvements de sismologie politique ont été constatés ces derniers temps au Brésil, au Chili, en Haïti, au Mexique, au Nicaragua, au Pérou, au Salvador, au Venezuela. Ils ont parfois accompagné la préparation d’une élection, comme au Nicaragua, au Pérou ou au Venezuela. Ou ailleurs rompu une normalité démocratique qui s’est révélée plus apparente que réelle. Cette tectonique interpelle. A-t-elle une origine commune, ayant provoqué les soubresauts signalés ? Est-elle indépendante des orientations partisanes des uns et des autres pays cités ? Ce résumé un tantinet lapidaire et médiatique a fait la titraille de quelques articles. Le président argentin, Alberto Fernández, a été vertement pris à partie à la mi-septembre 2021 par sa vice-présidente, ex-chef de l’État, Cristina Fernández. Les ministres qui lui sont proches ont présenté, sans avis public préalable, leur démission collective. Cette mise volontaire sur la touche de cinq ministres a été formulée au lendemain de primaires simultanées obligatoires (ou PASO) organisées le 12 septembre 2021. Ces primaires, donnent mieux qu’un sondage, la photographie de l’état de l’opinion électorale. Le 12 septembre les Argentins ont massivement voté contre les candidats péronistes.

Tout gouvernement, tout parti majoritaire, dans de telles circonstances, procède à un examen de conscience collectif pour ajuster les discours aux attentes citoyennes, manifestement non satisfaites. Or, le 15 septembre 2021, c’est à un règlement de comptes auquel ont assisté les Argentins. Comme si l’une des familles péronistes avait privilégié une utilisation instrumentale de l’échec pour renverser le rapport de force interne. Au risque de réduire les perspectives du Frente de todos (le Front de tous, nom du péronisme électoral) aux législatives du 14 novembre prochain.

Cet épisode, en effet, peut abonder les glissements électoraux vers le parti de droite Pro, (Propuesta Republicana), la formation de l’ex-président Mauricio Macri. Ce dernier avait perdu la présidentielle en 2019, les Argentins ayant sanctionné une politique libérale, qui avait endetté le pays, accru le chômage et la pauvreté. Paradoxalement, la résurgence du « macrisme » était, avant la crise du justicialisme, le scénario probable. La conjoncture 2021 est économiquement et socialement proche de celle de 2019, aggravée qui plus est par l’épidémie du coronavirus. Ce retour annoncé de la droite est conforté aujourd’hui par la fracture de la majorité justicialiste.

Bolsonaro, Bukele, Maduro, Ortega, SARL

L’Argentine n’est pas le seul pays latino-américain à démocratie en peine. Jair Bolsonaro, Nayib Bukele, Nicolás Maduro, Daniel Ortega, chefs d’État, Brésilien, Salvadorien, Vénézuélien et Nicaraguayen, incarnent des systèmes de gouvernements à responsabilités politiques limitées. 

Jair Bolsonaro, le Brésilien de l’étape, diabolise ses adversaires. Il les a accusés le 29 juillet 2021 d’avoir manipulé en 2018 le vote électronique. Le 7 septembre suivant il a fustigé avec virulence le manque d’impartialité du Tribunal suprême. Afin de reporter les présidentielles du 2 octobre 2022. AMLO, Andrés Manuel Lopez Obrador, le Mexicain, au nom de la morale publique, a organisé le 1er août 2021 un référendum destiné à valider un passage automatique devant les tribunaux, hors de toute poursuite judiciaire, de ses cinq prédécesseurs. Nayib Bukele, le Salvadorien, élu au nom de Nuevas ideas en 2019,brutalise son parlement et le Tribunal suprême, déstabilisant gravement les équilibres du pouvoir, constitutifs de la démocratie. Nicolás Maduro, le Vénézuélien, jongle lui aussi avec les règles constitutionnelles, réduisant à néant les contre-pouvoirs parlementaire et judiciaire. Daniel Ortega, le Nicaraguayen, a fait le vide avant la votation présidentielle du 7 novembre 2021. Cinq candidats potentiels ont en effet été arrêtés entre les 4 et 26 juin 2021. Un mandat d’arrêt a été pris le 9 septembre 2021 contre l’écrivain et ancien vice-président Sergio Ramírez.

Les uns se disent de gauche, comme Maduro et Ortega, ou anti-communistes comme Bolsonaro. Les autres, AMLO et Bukele, sont dans un ailleurs nimbé d’efficacité au nom de la morale. Tous sont répartis nolens volens dans un camp idéologique. Le réseau de Puebla pour ceux de gauche, et le Mexicain, bien qu’il s’en tienne à bonne distance. Et celui de la droite extrême pour le Brésilien. Ces apparentements opposés sont revendiqués avec une grande vigueur verbale, par Bolsonaro et Maduro. Et parfois comme dans le cas d’AMLO affichés par d’autres. Les faits relativisent ces déclarations d’intention. Ils mettent en évidence des pratiques conservatoires partagées. Qui rabotent les écarts idéologiques, les alliances et les antagonismes intergouvernementaux, entre les uns et les autres.

En dénominateur commun, l’assurance pouvoir ?

Les gouvernements latino-américains ont été confrontés ces derniers temps à de redoutables défis économiques, sanitaires, ayant aggravé les problèmes sociaux. Tous sont aux prises, quels qu’ils soient, avec un mécontentement populaire indifférent aux idéologies. Les électeurs argentins, brésiliens, chiliens, nicaraguayens, péruviens, sanctionnent quand ils en ont la possibilité, leurs responsables. Parce qu’ils ont le sentiment de vivre plus mal aujourd’hui qu’hier. En Argentine le chômage absolu était en juin 2021 de 9,6 % et la sous-occupation de 12,4 %, l’inflation de 48,6 %, la pauvreté de 45 %. Un constat identique peut être fait au Brésil, au Chili, au Mexique et au Pérou.

Face à une conjoncture les plaçant sur des sièges électoraux éjectables, les dirigeants en place n’ont plus comme leurs prédécesseurs du siècle dernier la possibilité de recourir au coup d’État. L’héritage imprésentable légué par les dictatures de ces années là est encore trop proche. Hommage du vice rendu à la vertu, ils se livrent à des bricolages institutionnels, préservant la façade démocratique, bricolages censés leur assurer une permanence aux sommets de l’État.

Jean-Jacques KOURLIANDSKY