Le réseau internet est devenu une menace pour Miguel Díaz-Canel, le successeur des frères Castro

Le 11 juillet, des milliers de Cubains ont manifesté aux cris de « Liberté ! », « À bas la dictature ! » et « Nous n’avons pas peur ! ». Après soixante ans de main de fer castriste, ces protestations inédites contre le régime ont éclaté dans plusieurs villes du pays grâce à une nouvelle révolution : le numérique, vecteur mobilisateur de la frustration sociale.

Photo : RTVC

Pour s’organiser et protester contre des pénuries en tout genre, Whatsapp, Instagram, Facebook, Twitter, Telegram sont devenus les outils privilégiés des Cubains excédés par une situation de plus en plus inquiétante. Atteintes à la liberté d’expression, manque de nourriture, absence de médicaments, longues coupures d’électricité : c’est une ambiance explosive, aggravée par une pandémie qui a porté un coup de massue au tourisme, principale source de l’économie cubaine. Rappelons que l’internet mobile, mis en place en 2018, a été le déclencheur des hostilités contre le gouvernement. Des manifestations spontanées d’une ampleur inédite depuis la révolution de 1959, dans ce pays gouverné par le Parti communiste (PCC, parti unique). La première manifestation, qui avait éclaté le dimanche 11 juillet dans la petite ville de San Antonio de los Baños, avait été filmée en direct sur Facebook, provoquant un effet domino dans le reste du pays. « Nous avons vu une manifestation spontanée à San Antonio et cela s’est propagé », explique à la BBC monde le militant Alfredo Martinez Ramirez avant d’ajouter que ces vidéos « donnent du courage ».

Avec internet, les opposants au régime ne possèdent plus seulement une prétendue capacité de nuisance, mais un vrai pouvoir d’influence sur la nouvelle société bercée par le numérique. Dans une allocution télévisée, le président a appelé « tous les révolutionnaires du pays, tous les communistes, à sortir dans les rues où vont se produire ces provocations […] et à les affronter de manière décidée, ferme et courageuse ». Bilan de la répression : le gouvernement a déclaré un mort et une centaine de détenus. D’après des ONG, environ 700 personnes, dont plusieurs mineurs, auraient été arrêtées. Entre temps, La Havane a accusé Washington de poursuivre « une politique d’étranglement économique pour provoquer des troubles sociaux. » Après les manifestations, Miguel Díaz-Canel a aussitôt accusé les émigrés et les États-unis, la « mafia cubano-américaine », d’en être les instigateurs. Ce type de discours, visant surtout les dissidents cubains installés à Miami, n’est pas vide de sens et ne date pas d’hier. En 1996 et 1997, l’île a été victime de plusieurs attentats à la bombe inspirés et préparés depuis la Floride. En 1998, cinq Cubains furent arrêtés aux États-Unis pour atteinte à la sécurité de l’État : ils s’étaient infiltrés dans les organisations « contre-révolutionnaires » cubaines de Miami afin de prévenir les actions de ce type contre leur pays.

Actuellement, l’escalade anti-castriste se poursuit depuis la Floride. Mais c’est un autre type d’explosif qui a récemment frappé l’île : les plateformes numériques, qui permettent aux nouvelles générations de « bombarder » le régime avec l’énergie mobilisatrice de la parole. C’est un clip qui circule sur la toile et fait grincer les dents des autorités depuis fin février, « La Patrie et la vie », chanson interprétée par des musiciens cubains célèbres, en exil à Miami, et sur l’île. L’auteur, Yotuel Romero, a retourné de façon lumineuse le slogan binaire et martial de la révolution castriste – La Patrie ou la mort – pour créer cet « hymne à la liberté » qui a dépassé 1,5 million de vues en soixante-douze heures. Selon Romero, « nous devons lutter pour la patrie et pour la vie, la mort ne peut plus faire partie du changement. Nous ne pouvons plus admettre qu’un régime te donne comme seule option de le soutenir ou de mourir. »

Ainsi, la lutte pour les revendications sociales se livre autant dans la rue que sur le net. C’est la raison pour laquelle, depuis les incidents du mois de juillet, le gouvernement cubain a immédiatement imposé un « blocus » sur les réseaux sociaux et les data des téléphones mobiles. De fait, le Parti communiste lutte activement contre la « subversion » idéologique sur Internet car, comme l’explique Yaire Jiménez, directrice de communication du ministère des Affaires étrangères, « nous avons le même droit à nous défendre que n’importe quel autre pays. ». Un article paru en août 2017 dans le journal El Estornudo, de La Havane, est fort instructif à cet égard. Pour combattre les contre-révolutionnaires, une myriade de « trolls » est chargée de veiller sur le cyberespace cubain : « Nous regardons ce qui se publie sur Cuba. Notre travail consiste à passer continuellement au crible les matrices d’opinion et à riposter avec des cyber-combattants lorsqu’elles sont négatives. » ; ainsi s’exprime un agent du ministère de l’Intérieur. Chaque jour, une « armée de spécialistes contrôlent sur la Toile les publications les plus polémiques et les plus subversives concernant Cuba. » L’agent X précise sa mission : « nous défendons la position de Cuba contre ceux qui cherchent à dénigrer la révolution. » 

Ces propos mettent en relief le rôle déterminant des réseaux sociaux sur la suite des événements. Comme l’a dit à la BBC, depuis New York, Ted Henken, auteur du livre Cuba’s Digital Revolution : « Internet a été un facilitateur des manifestations, car il a permis aux gens de partager des images en temps réel sur Facebook Live » Ceci mérite d’être signalé, car le Sénat des États-unis vient d’adopter un amendement obligeant le président Joe Biden à fournir un accès à internet afin de contourner la censure de La Havane. Les départements du Trésor et du Commerce ont publié, le mercredi 11 août, une fiche d’information qui détaille les étapes à suivre pour obtenir une licence pour les services internet et de télécommunications liés à Cuba. L’amendement Rubio (d’après le sénateur républicain de Floride Marco Rubio, d’origine cubaine) propose de « déployer des satellites, des ballons et des points d’accès offshore pour fournir aux Cubains une connectivité sans restriction. »

À présent, le calme règne dans les villes quadrillées par la police en civil et en tenue. Mais, comme en témoignent Jorge Masetti (d’origine argentine, fils d’un révolutionnaire ami du ‘’Che’’ mort au combat) et sa femme, Ileana de la Guardia (fille d’un colonel que Fidel Castro fit arbitrairement fusiller en 1989), tous deux réfugiés en France : « Le peuple cubain a connu le goût de la liberté. Lorsque la pression retombera, il descendra à nouveau dans la rue. » Malgré la fermeté du gouvernement, ce processus en dents de scie finira-t-il par briser les vieux os de l’héritage castriste ? Sans vouloir jouer les Cassandre, il faut reconnaître que depuis l’accès aux réseaux sociaux, en 2018, la situation devient de plus en plus inquiétante et difficilement gérable pour le régime. « Lorsqu’on a abandonné la réalité du pouvoir, a écrit Tocqueville, c’est jouer un jeu dangereux que de vouloir en retenir les apparences ; l’aspect extérieur de la vigueur peut quelquefois soutenir un corps débile mais, le plus souvent, il achève de l’accabler. »*

Eduardo UGOLINI

* Alexis de Tocqueville (1805-1859), État social et politique de la France (1re partie).