Coincés entre la droite qui ne veut pas et la gauche qui ne peut pas

Ces derniers temps, nous avons assisté à une dangereuse polarisation des camps politiques et idéologiques partout dans le monde, en particulier en Amérique latine. Nous reproduisons ici un analyse de l’économiste Guillermo Suling texte publié sur le site de Pressenza.

Photo : Ballast Revue

Les différentes positions deviennent plus radicales, s’abaissant sur le chemin de la violence verbale, de la disqualification et la déshumanisation de l’adversaire, glissant dangereusement vers la violence physique dans certains cas. En général, c’est la droite qui fomente la déstabilisation sociale fondée sur la haine, parce qu’en surfant sur l’instabilité et la peur, elle tente d’imposer des politiques « d’ordre » social et économique servant ses intérêts. C’est le pouvoir économique de la droite qui peut financer les médias encourageant les fractures sociales et disséminant avec abondance tous genres de fake news via les réseaux sociaux. Mais ce n’est pas seulement à cause de cette puissance que la droite avance, elle peut aussi compter sur la fragilité et la dispersion de l’adversaire, qui manque d’une identité et d’un projet bien définis. S’agit-il de la gauche ou de progressisme, est-ce la social-démocratie, le socialisme, le populisme, le capitalisme keynésien, ce n’est pas clair. Il n’y a pas un projet cohérent mais une liste d’exigences qui coïncident plus ou moins et convergent parfois. Ce manque d’identité à gauche est exploité par la droite pour la stigmatiser, avec la répétition de slogans avilissants, très crus mais très efficaces pour diviser les sociétés. De leur côté, ceux qui s’identifient au progressisme sont coincés dans un dogmatisme idéologique obsolète qui les empêche d’avoir une vision plus intégrante et de comprendre les souhaits de certains secteurs de la population, généralement séduits par la droite.

Les factions emprisonnent la pensée, construites en murs de dogmes et tabous. Tous les fondements des propositions, lorsqu’ils sont submergés d’un côté, perdent la qualité d’un argument (vérifiable, discutable, analysable et relatif), pour devenir un dogme de foi. Depuis cette rigidité mentale, les dogmes de l’autre camp sont des concepts tabous dont l’analyse n’a pas de sens. Exactement comme les fanatiques religieux craignant leur dieu n’oseraient jamais mettre en doute leurs croyances, par peur d’un châtiment divin, ceux qui corsettent leurs idées dans le moule d’un camp perdent toute capacité d’autocritique et de compréhension lorsqu’ils configurent leur représentation de la différence depuis leurs préjugés et leur réductionnisme manichéen.

L’une des manifestations les plus courantes de cette aliénation mentale se trouve dans l’usage de deux systèmes de mesures pour évaluer des faits similaires, selon l’endroit d’où ils proviennent. Les violations des droits de l’homme, la corruption, l’injustice et autres calamités humaines sont sévèrement pointées du doigt lorsqu’elles sont pratiquées par l’autre camp, mais minimisées, relativisées voire déniées lorsqu’elles sont pratiquées par son propre camp. En d’autres temps, de telles polarisations ont conduit à des guerres civiles. Espérons qu’à l’heure actuelle nous n’atteindrons pas de telles extrémités de violence, mais comment vivre dans une société divisée dans laquelle nous sommes convaincus que la moitié est composée d’une bande d’imbéciles, malfaiteurs ou voleurs, lesquels pensent la même chose de nous ? De plus, ce n’est pas la situation particulière d’un pays isolé, c’est devenu un phénomène mondial. Et bien entendu, ces divisions sont souvent récupérées par les pouvoirs politiques et économiques qui veulent manipuler les sociétés. Mais nous ne découvririons rien de neuf en analysant ces stratégies, nous devrions modifier le comportement des populations.

Nous pouvons parler du besoin de réconcilier les gens entre eux, pour qu’ils puissent découvrir que leur véritable adversaire n’est pas l’autre mais les pouvoirs concentrés. Mais il apparaît que pour pouvoir réconcilier les gens, il faut d’abord comprendre, et c’est là que l’autocensure des camps opposés limite notre pensée et notre capacité de réflexion. Il est courant de disqualifier un argument en affirmant qu’il est de droite ou de gauche, alors qu’en réalité, ce qu’il faut analyser dans un argument est de voir s’il est vrai ou faux. Ceux qui se placent à gauche pensent ne pas être concernés par la question de l’insécurité parce qu’il s’agit de problèmes de droite, et ceux qui se placent à droite ne pensent pas à résoudre les problèmes d’inégalités parce que c’est une question de gauche. Si vous êtes de gauche, vous devez critiquer l’impérialisme des Etats-Unis mais pas celui des Chinois ou des Russes. Si vous êtes de droite, vous devez dénoncer les restrictions à la démocratie à Cuba ou au Venezuela, mais jamais les factieux de Bolivie ou les « destituyentes » du Brésil. Nous pourrions multiplier les exemples et constater que sur chaque question il existe un dogme, un slogan, un cliché, un menu d’options pour chaque camp qui modèle nos opinions, notre raisonnement, nos affinités et notre sensibilité. Nous décidons alors (décidons ?) d’être informés par certains médias qui coïncident et confirment les convictions pour lesquelles nous optons (optons ?).

Il convient de se rappeler à ce moment le principe énoncé par Silo à propos des clans : « Peu importe le clan dans lequel t’ont placé les événements, l’important est que tu comprennes que tu n’as choisi aucun clan. ». Bien que ce sage principe peut avoir différents niveaux de profondeur de compréhension du comportement humain, il est très adéquat pour ce dont nous traitons ici. Beaucoup de gens pensent qu’ils pensent et ressentent comme des citoyens libres, alors qu’ils répètent les slogans et arguments de modeleurs d’opinion dans les médias et les réseaux, ou dans l’environnement social auquel ils s’identifient.

Quatre ans plus tôt, dans l’article « la gauche et la droite face à une crise d’identité », nous avions anticipé en partie ce que nous décrivons à présent. Et au cours de ces quatre années, nous avons encore pu voir comme le balancier continue d’osciller, mais sur un axe de plus en plus à droite. Le progressisme est de plus en plus modéré et s’adapte au système, et la droite est de plus en plus xénophobe et ultra-libérale. Le discours du camp progressiste répète ses vieux slogans politiquement corrects, alors que les groupes fascistes, libertariens et anarcho-capitalistes émergent avec force, portant un drapeau anti-système, un système qui comprend aussi ce progressisme pseudo-intellectuel et décaféiné (ce dernier phénomène est très bien décrit dans le livre de Pablo Stefanoni « la rébellion est-elle passée à droite ? »).

On peut alors se demander si les dernières avancées de la droite signifient une régression de la sensibilité humaine, pas nécessairement parce que la transversalité de certaines exigences qui étaient auparavant la marque exclusive de la gauche estompe les contours. Quelques années plus tôt, le « citoyen de droite parfait » pouvait être défini comme individualiste, xénophobe, sexiste, homophobe, capitaliste et conservateur. Alors que le parfait progressiste était défini comme solidaire, anticapitaliste, environnementaliste, respectueux des minorités et défenseur des faibles. Mais il se fait que tous les pays sont à présent capitalistes, à l’exception de Cuba et de la Corée du Nord (et malgré les gloussements anticapitalistes de nombreux progressistes au discours creux et aux poches bien remplies). Il se trouve aussi que des membres de la communauté LGBT discriminent les immigrants et aiment le capitalisme, tandis que d’autres défendent les immigrants mais se contredisent en adhérant à une culture misogyne, homophobe ou conservatrice. Et il existe des environnementalistes qui aiment la nature mais détestent les gens. En bref, nous avons là une grande confusion générée par la complexité de la réalité, l’obsolescence des discours des clans et les urgences ressenties par les populations, qui sont de plus en plus complexes, quels que soient les gouvernants.

Parce que s’il est vrai que l’on trouve dans le spectre progressiste une prédominance des sensibilités humanistes, actuellement il semble que la plus grande aspiration des gouvernements progressistes est d’appliquer quelques compresses froides sur les plaies laissées par les gouvernements néolibéraux et d’amortir les coups portés par le système. Mais le système continue de progresser, quels que soient les gouvernants. La richesse continue de se concentrer, on continue de détruire l’environnement, les populations sont de plus en plus marginalisées, la violence continue de croître. Nous sommes les passagers d’un train qui nous conduit vers l’abîme. Certains conducteurs accélèrent et d’autres vont un peu moins vite, mais aucun ne change vraiment la direction. Chaque clan se bat pour pouvoir conduire le train, mais aucun ne pense qu’il faudrait emprunter une autre voie.

Pour changer la direction de ce train, il faut d’abord pouvoir imaginer un futur différent, et pour avoir la liberté d’imaginer, il faut se libérer des dogmes des factions, leurs clichés, leurs demi-vérités, leurs tabous, leurs préjugés, leurs rancœurs et leurs aveuglements. On pourrait soutenir que les clans permettent de consolider des identités capables de rassembler des groupes humains dont la force combinée permettra d’avancer plus vite que la somme d’esprits libres tentant de parvenir à un consensus. Eh bien, nous allons devoir chercher une autre façon d’accumuler les forces, parce qu’avec les factions il est clair que les choses iront de mal en pis. Mais il est certes nécessaire de définir une catégorie, un dénominateur commun qui facilite la convergence et l’organisation, afin de pouvoir regrouper des forces et changer d’orientation. Nous avons parlé du fait que la sensibilité humaniste, l’empathie pour les autres, peut servir de critère de distinction pour la convergence et nous espérons que cette sensibilité va prédominer dans la majorité de l’humanité.

Mais nous devons aussi pouvoir traduire cette sensibilité en définitions sur chaque sujet, et c’est là que nous devons nous libérer des dogmes, clichés et préjugés, qui peuvent se trouver en nous, mais qui sont aussi présents dans une grande partie de la littérature que nous consultons pour nous éclairer, dans les médias qui nous informent et dans le « bon sens » ambiant.

Nous devons peut-être changer de langage, redéfinir des concepts et les renommer depuis une perspective différente. Peut-être que le vieux concept de solidarité, étroitement associé avec l’humanitarisme, doit être remplacé par un concept de réciprocité, pour lequel il n’y a pas de supérieur qui aide un inférieur, mais seulement des pairs qui s’entraident en établissant des accords, des droits et des engagements. Peut-être que le concept d’égalité des chances, que la gauche est souvent réticente à utiliser en raison de son association à la conception méritocratique libérale, mais que la droite a aussi abandonné, puisqu’elle sait que ce que l’on trouve le moins dans une société libérale, c’est l’égalité des chances, devrait être revitalisé jusqu’à ce qu’il devienne un droit effectif. Peut-être que le concept de propriété privée, à une certaine échelle, ne devrait plus être un droit absolu mais devenir un droit conditionné à une fonction sociale et au développement économique collectif. Peut-être que de nombreux concepts de démocratie, économie, droit, éducation ou autre, doivent être redéfinis pour que les citoyens n’aient plus l’impression de n’entendre que des discours creux et des slogans usés.

Le citoyen ordinaire est pris entre la droite qui ne veut pas et la gauche qui ne peut rien. Il perçoit le gouffre qui sépare des discours remplis de clichés et sa réalité quotidienne. L’impuissance et le ras-le-bol le conduisent à adhérer à des slogans plus radicaux et souvent violents, ou le font simplement sombrer dans le nihilisme. Nous devons trouver de nouvelles images, un nouveau langage et une nouvelle approche qui traverse les clans si nous voulons que la société soit enthousiaste à propos d’un projet.

Nous savons que les gouvernements de droite et une grande partie de leurs idéologues et militants ne feignent même pas de raisonner sur leurs positions, mais se bornent à défendre les intérêts de pouvoirs concentrés et que leurs arguments vont toujours tenter de justifier cette défense. Mais nous savons aussi que beaucoup de gens qui croient le discours de la droite, et certains de ses militants, sont coincés dans la logique des clans et que c’est à partir de là qu’ils forment leurs opinions et agissent. Et du côté de ceux qui adhèrent au discours progressiste de la gauche, ceux-ci bien qu’ils soient plus sensibles socialement, sont aussi enfermés dans le dogme des clans et bloquent tout type d’arguments qui s’écarte de leurs canons. On tient beaucoup de discussions sur la manière de remporter la bataille culturelle pour accéder au pouvoir, mais bien moins sur ce que l’on fera quand on sera au pouvoir, et nous répétons sans cesse la vieille histoire de la frustration et du désenchantement, soit parce que les transformations structurelles ne sont pas mises en œuvre, ou en raison des recettes autodestructrices qui sont utilisées.

Mais la question n’est pas de chercher des coupables ou de disqualifier certaines militances, ou certains dirigeants, parce qu’en fait ils sont tous enfermés dans le piège des clans et c’est toute l’humanité qui doit réussir un saut qualitatif pour pouvoir imaginer le futur depuis un espace mental libéré des tabous, des dogmes et des slogans. Peut-être que nous ne sommes plus si loin de ce moment, parce que l’accélération du balancier entre la gauche et la droite dans l’alternance des gouvernements, la lassitude de la population, la confusion généralisée et l’émergence de l’irrationnel peuvent former le chaos d’où émergera la nouveauté.

Guillermo SULLING*
Pressenza
Traduit de l’anglais par
Serge Delonville

* Economiste, humaniste et auteur de plusieurs ouvrages et monographies, notamment « Economie mixte » et « Au croisement du futur de l’humanité : les étapes vers la nation humaine universelle » www.encrucijadayfuturo.org